Le cauchemar de Darwin
de Hubert Sauper
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S’il fallait une ultime preuve de l’inhumanité du
monde et de la folie de certains de ses occupants, le
documentaire coup de poing et terrifiant à plus d’un
titre de l’autrichien Hubert Sauper ne
tomberait pas mieux.
Nous voici transportés sur les rives du lac Victoria,
présenté comme le plus grand lac tropical de la planète
et accessoirement comme le berceau de l’humanité, car
c’est là au nord de la Tanzanie que le Nil prend sa
source avant de traverser l’Ouganda, le Soudan puis
l’Egypte. La première chose que le documentaire nous
apprend, c’est la catastrophe écologique qui est en
train de s’y dérouler depuis une quarantaine d’années,
plus exactement depuis l’introduction de la perche du
Nil, prédateur vorace qui a décimé l’ensemble de la
faune aquatique du lac, qui fait aussi la joie des
gourmets de l’hémisphère nord. Pour assurer
l’approvisionnement de cinq cents tonnes quotidiennes,
une industrie fructueuse a vu le jour à Mwanza, grande
ville au sud du lac, grâce au travail des populations
indigènes de pêcheurs.
Sur
l’aéroport presque désaffecté de Mwanza, c’est
l’anarchie : un trafic incessant d’énormes
avions-cargos provenant surtout de l’ex-Union Soviétique
se déploie au-dessus du lac avec quelques ratés :
des carcasses d’avions laissées à l’abandon en
sont le triste témoignage.
Le second enseignement du film n’est livré qu’avec
difficultés et parcimonie. Sauper n’a de cesse
de savoir ce que ces énormes avions peuvent bien amener
d’Europe. On lui dit d’abord qu’ils arrivent
vides, puis chargés d’aides alimentaires diverses. Ce
n’est qu’au prix de questions répétées que l’on
apprend que ces avions servent surtout à
l’acheminement des armes qui alimentent les conflits
locaux congolais, soudanais et ougandais.
Cette
révélation longtemps pressentie et accouchée aux
forceps offre dès lors une perspective effarante sur
les relations Nord-Sud. Car si l’Occident gagne sur
tous les tableaux : commerce de l’armement et
importation de la perche, l’Afrique et son peuple
n’en tirent aucun avantage. Bien au contraire. Et il
devient affolant d’apprendre que la moitié de la
population tanzanienne, soit dix-sept millions de
personnes, vit avec moins d’un dollar par jour et
subit de plein fouet une famine endémique d’autant
plus choquante que le pays est un important fournisseur
alimentaire de l’Europe. Mais, les tanzaniens n’ont
droit qu’aux restes refusés par les européens
qu’ils récupèrent dans des conditions atroces, sans
aucune hygiène.
Le travail de Hubert Sauper, déjà remarqué en
1998 avec Loin du Rwanda, force l’admiration.
On lui sait gré de sa délicatesse, d’être toujours
hors champ, de poser ses questions terribles avec cette
petite voix douce à l’exact opposé des procédés
tape-à-l’œil de Michael Moore. Il nous fait entrer
de plain pied dans cette cour des miracles où se côtoient
pêcheurs, politiciens véreux, pilotes russes rongés
par l’ennui et l’alcool, prostituées autochtones,
industriels indiens et commissaires européens
conciliants et pusillanimes. Il n’y a rien de plus
horrible que de voir des gosses abandonnés sniffer un
ersatz de colle fabriqué à base d’emballages
plastique ou se bagarrer pour quelques bouchées de riz.
Sur
un sujet cruel, la victoire incontestée et durable du
capitalisme et de ses sbires éhontés, Sauper réussit
la gageure de proposer un film qui soit aussi une œuvre
de cinéaste. Le choix du montage à base de réitérations
et d’approches successives, l’alternance des plans
diurnes et nocturnes avec la prééminence des seconds,
la fragmentation des plans font bel et bien du Cauchemar
de Darwin un film à part entière qui n’a pas
fini de hanter l’esprit du spectateur.
Le
berceau de l’humanité, cette fertile région des
Grands Lacs, s’est métamorphosée par l’entregent vénal
et insatiable des hommes en un cœur des ténèbres qui
a vu parallèlement la multiplication des guerres
civiles. Il faut avoir à l’esprit que celles-ci
constituent les conflits les plus mortels depuis la
deuxième guerre mondiale et qu’elles sont perpétrées
dans une indifférence totale, un oubli moral dont seuls
les marchands d’armes tirent profit.
Sans esbroufe, magnifiant son boulot d’investigation
qui a nécessité maintes ruses comme des identités et
des déguisements divers et d’affecter la
quasi-totalité du budget du film aux dessous de table
et amendes, Hubert Sauper nous dévoile une vérité
abjecte et apocalyptique avec intelligence et grâce. Il
laisse le spectateur lessivé, empreint d’une
tristesse cafardeuse, impuissant face à ce cauchemar.
Patrick
Braganti
Film
français, autrichien et belge – 1 h 47 – Sortie le
2 Mars 2005
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