Réduire
Brokeback Moutain (titre américain plus
approprié car centré sur un lieu apparaissant
quasiment comme le troisième personnage du film)
à un western gay est une double erreur, résultat
une fois encore de toujours vouloir classifier les
objets artistiques. Non pas après tout que le
genre western et la culture gay dont on peut
souligner les étroites et juteuses imbrications
(univers essentiellement masculins à la
camaraderie trouble et virile) soient en eux-mêmes
indignes d’intérêt, mais ce serait orienter le
spectateur sur une fausse piste et peut-être le
priver du plaisir évident à voir ce qui
constitue d’ores et déjà un des grands moments
de cinéma de cette année qui commence.
Brokeback
Mountain emprunte donc au western sa
principale figure : le cow-boy. Mais ici il
n’est nullement question de conquête de l’Ouest,
de luttes avec les indiens. Nous sommes dans le
Wyoming en 1963, l’Ouest conquis depuis belle
lurette, les indiens décimés ou dépendants des
drogues apportées par les Blancs et même le
western, en tant que genre cinématographique,
sort de sa période de gloire. Dans Brokeback
Mountain, Jack et Ennis exercent le métier
difficile et peu gratifiant de gardiens de
troupeaux, même pas de bétail, simplement de
centaines de moutons. En l’été 1963, ils sont
tous les deux, âgés d’une vingtaine d’années,
embauchés pour la transhumance et la garde d’un
important cheptel sur les hauteurs de Brokeback
Mountain. Tous deux issus de familles pauvres
du fin fond du sud américain, les garçons
acceptent le travail qui obéit à des règles précises :
en totale autarcie, ravitaillés une fois par
semaine, l’un reste au campement tandis que
l’autre surveille les ovins en altitude.
Peut-être
parce qu’ils sont isolés dans des paysages
grandioses (superbement filmés par Ang Lee),
de ceux qui vous transcendent, peut-être à la
faveur de l’alcool et d’une nuit partagée
sous la tente, ou plus sûrement pour aucune
raison cartésienne si ce n’est l’alchimie qui
peut se produire entre deux êtres, Jack le brun
et Ennis le blond tombent amoureux et vivent un été
de passions, un été de la première fois, celle
que l’on n’oublie jamais.
A
la fin de leur travail estival, chacun reprend sa
route pour vivre une vie déjà tracée pour Ennis
qui doit épouser Alma, à construire pour Jack
qui perd son temps dans les rodéos locaux. Quatre
ans s’écoulent avant que, à la faveur d’un déplacement
de Jack, les deux hommes se retrouvent et raniment
en quelques secondes la flamme que ni le temps écoulé
ni la vie ordinaire et fade de chacun n’aient pu
éteindre.
Si
Jack, le plus amoureux ou en tout cas le plus désireux
de concrétiser leur relation, souhaite passer à
une étape supérieure (plaquer leur vie actuelle
et prendre une petite ferme à deux), Ennis plus
fruste, empêtré dans sa vie de famille, n’est
pas prêt à franchir ce cap, hanté aussi par un
souvenir de gamin (son père lui ayant montré le
cadavre décomposé d’un homme massacré par ses
pairs au seul motif qu’il vivait avec son
amant). Pour Jack et Ennis, l’histoire d’amour
devient impossible et s’enlise. Elle n’est
plus qu’une succession de pauses, de plus en
plus espacées, à Brokeback Moutain,
devenu le refuge secret de leur amour, mais aussi
un lieu de pèlerinage visité avec le désir de
revivre éternellement le merveilleux été 1963.
Le
temps qui passe et la frustration des deux hommes
à vivre leur amour les détruisent conjointement :
Ennis séparé de sa femme et de ses filles sombre
dans la déchéance et Jack vit des histoires
sordides avec des prostitués mexicains. Histoire
d’amour impossible qui finira dans la tragédie,
Brokeback Mountain touche à l’universel :
ce qui arrive entre Jack et Ennis pourrait tout
aussi bien arriver à un homme et une femme, ou à
deux femmes, et n’importe où de par le vaste
monde.
C’est
le récit crescendo d’une fusion entre deux
personnes avec son corollaire immédiat qu’est
le manque, cette douleur physique de ne pas
pouvoir ni voir ni toucher l’autre. En plus de
deux heures, il n’y a pas une minute d’ennui
parce que le réalisateur épaissit et complexifie
ses personnages au fur et à mesure et pas sûr au
final, comme on avait pu le pressentir, que Jack
ait été le plus amoureux.
On
est éblouis par l’apparente simplicité de ce mélo
douloureux aux images très (trop ?) léchées.
Et on est tout aussi impressionnés par le jeu de Heath
Ledger tout en intériorité et par Jake
Gyllenhaal tout en douceur, presque féminin.
Depuis
In the mood for love et Loin du paradis,
on n’avait pas vu si belle histoire d’amour
aussi déchirante. Et il faudrait avoir un cœur
de pierre, ou pas de cœur du tout, pour ne pas
avoir la gorge serrée dans la dernière
demi-heure. Enfin, une chose se confirme : il
n’y a décidément pas d’amour heureux.
Patrick
Braganti
Comédie
dramatique américaine – 2 h 14 – Sortie le 18
janvier 2006
Avec
Heath Ledger, Jake Gyllenhaal
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Site
officiel : www.brokebackmountain-lefilm.com
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