En
attribuant à Babel le Prix de la mise en
scène, le jury du Festival de Cannes, pourtant présidé
par le si subtil Wong Kar-Wai, s’est une fois
encore complètement décrédibilisé car parler
de mise en scène à propos de Babel,
c’est réduire toutes les mises en scènes à un
montage virtuose et à un sens aigu des enchaînements.
Et rien d’autre…
Avec
son troisième opus qui lui valut les honneurs de
la Croisette et de la sélection officielle – au
sujet de laquelle on se demande de plus en plus à
quoi peut bien servir le défrichage laborieux des
sélectionneurs -, le réalisateur mexicain clôt
une trilogie sur l’entremêlement des histoires
(qui marchent toujours par trois) et leur
incidence sur la vie des protagonistes et la
marche du monde. L’idée d’un puzzle planétaire
où toutes les actions finissent par
s’interconnecter et produire des effets
surmultipliés au regard de leurs causes infimes
et anecdotiques n’a certes rien de répréhensible
et au contraire par les démultiplications
qu’elle peut engendrer peut se révéler
franchement excitante.
Ici
le minuscule grain de sable déclencheur au long
terme de catastrophes se résume à un cadeau,
celui d’un fusil à un guide marocain par son
client japonais, sans doute conquis par la beauté
des déserts traversés et désireux de remercier
l’accompagnateur zélé. Quelques mois plus
tard, l’arme cédée pour une poignée de
drachmes et une chèvre échoue entre les mains de
deux gamins marocains. En voulant tester la portée
du fusil, vantée par le vendeur, ils blessent une
Américaine dans un bus de vacanciers (en mal
d’exotisme ?). Pour elle et son mari, la
vie bascule soudain, en différant leur retour aux
Etats-Unis et obligeant la nourrice mexicaine qui
s’occupe de leurs deux enfants à les emmener
avec elle au Mexique assister au mariage de son
fils qu’elle ne veut en aucune manière rater.
Le
cinéaste de Amours chiennes nous embarque
donc pour un périple qui nous conduit de la
frontière entre les Etats-Unis et le Mexique à
Tokyo, en passant par le sud marocain. Dans ces
trois endroits, il filme la vie de personnages
plus ou moins impactés par l’incident survenu
sur la piste désertique. Au Maroc, les époux
Richard et Susan dont le couple ne semble pas
aller au mieux, sont projetés au cœur d’un
village reculé, aux mains d’un docteur local,
vilipendé puis abandonné par le reste des
touristes, victimes malgré eux de la paranoïa
mondiale qui fait de la bêtise de deux jeunes frères
un attentat terroriste. A Tokyo, plus qu’à
l’homme d’affaires recherché pour avoir été
le premier détenteur de l’arme incriminée, Alejandro
Gonzales Inarritu s’intéresse à sa fille,
adolescente sourde-muette, renfrognée et
provocatrice, dont le comportement cache mal une
blessure impossible à cicatriser et une douleur
infinie. Pour Amelia, la gardienne mexicaine, après
une cérémonie réussie, le retour avec le
passage à la frontière en direction de San Diego
dans une voiture pilotée par Santiago, son neveu
en état d’ébriété avancé, sonne le glas du
début des ennuis.
Alors
que Amours chiennes nous avait emballés et
que 21 Grammes avait continué à nous séduire,
pourquoi Babel nous déçoit-il autant ?
D’abord, parce que le réalisateur épuise son
dispositif de l’enchevêtrement, d’abord
novateur lorsqu’il prenait place dans Mexico qui
constituait d’ailleurs le quatrième personnage
de l’histoire, puis un tantinet répétitif et
appliqué avec son second opus, concocté sous les
meilleurs auspices d’un cinéma hollywoodien
convoité et apprivoisé. Le passage à
l’international avec la confrontation aux
cultures asiatiques et africaines ne réussit pas
à Inarritu, qui ne dépasse jamais le
cliché : visages burinés et regard profond
des autochtones maghrébins reclus au fond de
villages où cohabitent troupeaux et familles
nombreuses sous les yeux curieux de touristes
caricaturaux (il y a même un Français râleur) ;
lycéennes en mini-jupes dans un Japon stéréotypé
et Mexicains basanés, abrutis de tequila et de
musique. Babel pêche également par sa
longueur et sa quête complaisante, pour ne pas
dire putassière, de scènes fortes et poignantes
voulant faire sens à tout prix : les minutes
dans le car avant l’éclatement de la vitre, la
virée en boite avec les ados japonais, dont
l’ambiguïté charnelle et sexuelle envoient
direct aux oubliettes le barbu Pitt et le
bourré Bernal.
Tout
ceci finit par nous ennuyer terriblement. Cela
serait un moindre mal si Babel n’était
pas empreint d’un moralisme à deux balles. Et,
pour le coup, il est très gênant que tout
s’arrange du côté du Japon et des Etats-Unis,
que le couple américain rejoint allant jusqu’à
avoir l’outrecuidance de vouloir dédommager par
une liasse de dollars leur sauveur hospitalier,
alors que la pauvre Amelia doit quitter illico le
pays où elle parvenait à construire sa vie
depuis quatorze ans pour retrouver le Mexique.
Revêtu
de ses habits de nouveau riche, Alejandro
Gonzales Inarritu fait le paon, aveuglé par
son savoir-faire et son envergure autoproclamée
de cinéaste à thèses et messages, et donne à
voir un film clinquant et vide, maniéré et prétentieux.
Bref, un ratage.
Patrick
Braganti
Drame
américain – 2 h 15 – Sortie le 15 Novembre
2006
Avec
Brad Pitt, Cate Blanchett, Gael Garcia Bernal
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