Be with Me de
Eric
Khoo
[4.0]
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Il y a du Kundera chez Eric Khoo, cette
facilité à jouer dans le cadre rigide d’une oeuvre
avec les codes d’ordinaire compartimentés de la
fiction et du documentaire ou de l’essai.
L’irruption en plein cœur de Be with me
d’une longue échappée sur les pas de Theresa Chan,
qui joue ici son propre rôle, a de quoi dérouter :
pour mieux transmettre les données fondamentales
dont la vieille femme – sujet central du film – est
le vecteur (en gros : la perte des repères
sensoriels), toute trace de dialogue, déjà rare,
s’efface. L’incursion de sous-titres permet néanmoins
de suivre le récit, par Theresa elle-même, de
sa propre vie - tragédie en deux actes, de la
disparition de l’ouïe et de la vue à son indéniable
courage pour, malgré tout, donner un sens à son
existence.
Ce bloc de cinéma-vérité vient à point et - comme
chez Kundera – ne jouera pas qu’un rôle
figuratif mais participera au contraire pleinement à la
réussite de ce curieux objet. Du projet de Khoo
ressort une évidente notion d’efficacité pure :
le mince filet de connexions aperçu d’abord s’avère
plus tard un très grand fleuve. De plein fouet dans la
face du spectateur, le récit de cette vie réellement vécue
refroidit : combien d’épreuves et de duretés
a-t-elle pu supporter dans - ce sont se propres mots –
sa prison noire ? Par contre-coup, les lignes
narratives de fiction, sur lesquelles semble reposer le
film dès son plan d’ouverture, courraient un danger :
celui de disparaître avalées crues par l’implacable
froideur de la mécanique documentaire. Or démonstration
est faite de la porosité de ces lignes à l’apparence
si parallèle ; car, si la fiction se sert du
documentaire pour rehausser son discours (le crédibiliser
en quelque sorte mais en creux puisque les histoires
racontées – ou l’histoire car, film choral assumé,
Be with me rejoint tous ses segments – relève
d’une forme d’illustration a contrario de la
disparition des sens), le documentaire trouve dans ce
contrepoint (référence musicale kunderienne
s’il en est) une échappée d’air à la pertinence
salvatrice.
Côté fiction donc, voici les amours contrariés d’un
agent de sécurité glouton (Seet Keng Yew) -
dont l’activité principale consiste, entre deux
ingurgitations de nourriture et la tyrannie d’un père
et d’un frère, à tenter d’écrire une lettre
d’amour à la beauté froide dont il est secrètement
amoureux – et d’une lycéenne romantique (Ezann
Lee) in love de son amie ; Dans leurs
baisers volés, cette dernière n’est pas très
impliquée, tandis que l’amoureuse, tragique issue, y
met son âme entière. Il paraît aussitôt évident
que, dans un cas comme dans l’autre, le dialogue entamé
ou rompu ne mènera nulle part. L’issue fatale (quelle
qu’en soit la forme) devient la seule hypothèse
envisageable, sauf à retomber les pieds sur terre,
prendre conscience de la voie de garage dans laquelle
les amoureux transis se sont engagés. Dans ces plans
d’une douceur caressante, Khoo lorgne dirait-on
du côté manga de l’expression, et s’offre ainsi
des plans d’une très grande beauté, unissant à la
fois le symbolisme et la réalité : l’indifférente
ne voit pas que celle qui l’aime lui téléphone, la
fixant pourtant à cinq mètres d’elle ; l’épais
glouton foudroie son héroïne d’énamourés regards
– elle passe. En pleine opposition à la réalisation
de la partie Theresa – plan secs, courts ou
longs, sans effets ni musique – la mise en valeur de
ces personnages de fiction tient le choc.
C’est par le biais d’une autre histoire, celle
d’un épicier (Chiew Sung Ching) dont la femme
oscille entre la vie et la mort, la mort vivante et une
vie de fantôme, que la tentative d’unification opère.
Sans doute Khoo voulait-il boucler la boucle
d’une oeuvre cohérente. Mais on peut regretter, sans
pour autant jeter le film aux orties, cette obsession de
la logique qui, par ailleurs, fait la trame secrète du
métrage : les yeux ouverts ou fermés, suivre son
étoile. Tous ces personnages (de fiction ou réels) ne
tiennent debout que par une volonté intérieure, qui de
la vie pourtant rude n’a pas abdiquée le désir.
Christophe
Malléjac
Film
asiatique (Singapour) – 1 H 30 – Sortie le 12
octobre 2005
Avec Theresa Chan, Chiew Sung Ching,
Seet Keng Yew.
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