Bubble
est un film curieux et original à plus d’un
titre, le rendant particulièrement intéressant.
L’originalité tient tant à sa fabrication
qu’à sa diffusion, mais provient aussi des
multiples niveaux de lecture proposés, densifiant
de manière inattendue un format court et resserré.
Cinéaste
quadragénaire, Steven Soderbergh réussit
le périlleux grand écart entre cinéma indépendant
– principalement celui de ses débuts – et
grosses productions hollywoodiennes avec casting
de stars, néanmoins personnelles et acerbes. Après
Ocean’s Twelve, le garçon doué renoue
donc avec ce qui serait erroné de considérer
comme un film « mineur ».
Pour
Bubble, Soderbergh choisit de tout
faire lui-même : le tournage en caméra numérique,
la photographie et le montage. Délaissant les
stars, il a recours à des acteurs
non-professionnels, issus de la petite bourgade où
se déroule Bubble. La singularité du film
– le premier d’une série de six obéissant au
même dispositif – se prolonge avec la simultanéité
de sa sortie en salles, en DVD et en vidéo à la
demande. Une volonté de la part de Soderbergh
de lutter contre le piratage, une démarche qui
paraîtra un tantinet prétentieuse – car
sous-entendant une attente démesurée de la part
des spectateurs. L’expérience peu concluante
laisse penser que le cinéaste a sans doute eu les
yeux plus gros que le ventre.
Une
fois que l’on en sait davantage sur sa genèse
et sa multiple retransmission, reste évidemment
à estimer la valeur de Bubble. Le film
nous conduit au fin fond de l’Ohio dans une
triste bourgade grise et pluvieuse : Martha
et Kyle y forment un duo étrange. Ils sont tous
les deux employés à la fabrique locale de poupées ;
Martha est une femme d’âge mûr, qui vit avec
son père à moitié grabataire dont elle
s’occupe avec abnégation. De son côté Kyle,
qui pourrait être aussi bien son fils, vit avec
sa propre mère au chômage. Chaque matin, Martha
emmène Kyle en voiture à l’usine ; ils se
retrouvent pour la pause déjeuner et le soir elle
conduit le jeune homme à son second boulot.
C’est une relation d’habitudes qui s’est
installée entre ces deux-là : Martha
s’est approprié l’existence de Kyle, timide
et peu loquace, mal à l’aise en présence
d’autres personnes. La routine est brisée par
l’arrivée de Rose, jeune mère célibataire
embauchée à la fabrique. En toute logique, Rose
et Kyle s’attirent et Martha est réquisitionnée
pour garder la petite Jesse le soir où les deux
jeunes gens sortent se jeter quelques bières.
Avec
la mise en place de l’insolite trio, on pourrait
penser que Bubble vire à l’étude
psychologique de caractères, disséquant au plus
fin les frustrations et aspirations de chacun, démêlant
l’écheveau des relations troubles et équivoques.
Cette option est abandonnée lorsque que Rose est
assassinée, transformant Bubble en polar
intimiste.
Sur
soixante-treize minutes, Soderbergh réussit
à brouiller les pistes, tout en déconstruisant
l’idée du mythe américain . Loin des côtes
est et ouest, le centre rural du pays offre un
paysage consternant : bungalows miséreux aux
dimensions d’une caravane, travailleurs prêts
à occuper deux emplois pour subvenir à leurs
besoins, chômeurs et retraités végétant devant
leur télé. Par contraste, il semble y avoir plus
de vie dans les yeux et les expressions des poupées
confectionnées par Martha et Kyle. Coincée entre
son père et son travail, Martha transfère son
affection sur Kyle, qui lui se tue à l’ouvrage
et s’enferme dans sa pitoyable piaule pour y
fumer.
Martha
l’obèse, Kyle l’effacé facilement rougissant
et Rose la déterminée et frondeuse composent un
trio que le cinéma américain ne nous a pas
beaucoup donné l’occasion de voir. Leur
modestie et le naturalisme avec lequel le cinéaste
les met en scène rappellent plutôt L’Humanité
de Bruno Dumont, dans une moindre mesure
les frères Dardenne.
Malgré
une chute à l’imagerie rédemptrice appuyée, Bubble
séduit par son formalisme novateur et prouve que
le cinéma n’est pas qu’une question de
moyens.
Patrick
Braganti
Drame
américain – 1 h 13 – Sortie le 10 Mai 2006
Avec
Debbie Doebereiner, Dustin Ashley, Misty Wilkins
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