Caché
de Michael Haneke
[4.0]
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Bobo – du nom générique venu qualifier un
certain type d’individu : citadin aisé
pratiquant une certaine bien-pensance de gauche – fait
encore des siennes. On le croyait pourtant rangé des
voitures, occupé à la campagne tout à ses pratiques
d’échangisme soft (Peindre
ou faire l’amour), le revoici dans sa tenue
classique (journalisme de télévision, édition, maison
de ville à Paris) - moins à l’aise cependant. Car
l’acte d’accusation cette fois est grave : rien
moins que sa démission personnelle quand la situation
– décolonisation – aurait exigé une toute autre
tenue. Dans le cambouis : qu’as-tu fait de la
question algérienne ? Comment en as-tu soldé les
comptes ?
Le
plan fixe qui ouvre Caché, caméra vidéo plein axe sur la maison de Bobo (appelons-le
Georges ou Anne) n’est pas une violation d’intimité
mais formule le constat simple – de visu – que, caché
pour caché, les apparences sont parfois trompeuses.
L’aisance matérielle friquée planquée à l’abri
de ces murs se dérobe au regard, la caméra s’ennuie
dans une immobilité sans fin (à tel point qu’Haneke
prend le temps d’y déployer son générique).
« Comment
j’ai fait pour ne pas le voir, ce type, c’est un
mystère » dit Georges-Daniel
Auteuil – dont il faudra bien un jour tirer le
portrait de fond pour démêler l’accidentel du désiré
dans sa passion continue pour un même type de rôle.
« Et moi, comment je pourrais faire pour vous voir ? »
rétorquerait sans peine le maître chanteur, piètre
filmeur. Georges livre la réponse malgré lui, rien de
bien neuf mais un rappel cependant : le monde extérieur
n’existe, à ses yeux, qu’à travers l’écran plat
de sa télévision (incrustée, en substitut du pauvre,
à la bibliothèque) qui retransmet en permanence son
flot d’informations, son insatiable soif des malheurs
planétaires. Cet écran, médium obligé pour une première
approche – contact-constat, donc, d’une maison dont
les habitants se cachent – par celui qui entend les
terroriser.
Ou
encore : « Comment avez-vous fait pour ne pas me voir ? » pourrait
dire le maître chanteur. Caméra cachée ? Pas
vraiment : un peu d’attention, l’utilisation
pertinente des yeux au-delà de leur fonction pratique,
et le tour est jouée. Mais Georges et Anne ont leurs
allures d’autruches pensantes, capables d’un
refoulement profond pour distancier - jusqu’à ne plus
les sentir – ces questions (évènements, problèmes,
actes, paroles) qui ne
passent pas. Leur fils ne les concerne qu’à
condition de leur flatter l’ego par intégration compétitive
et gagnante à la société de leur espèce, basée sur
l’inévitable loi du plus fort. Il faut une dose
survitaminée (au départ du moins) d’indifférence au
monde pour être ainsi en mesure d’enrober sa vie gagnante (fatalement perdante pour d’autres) d’une auréole de
bonne conscience, qui lave instantanément tous les péchés.
La gangrène, dans ces conditions, est une hypothèse
impossible. Et quand elle revient en boomerang
terrorisant, filmant, dessinant, saignant, menaçant,
personne n’y comprend rien. Haneke
filme sobrement, efficacement, le danger qui rôde,
livrant à coups de brefs flash back les pistes de
terreur radicale – sanguinolente – que Georges
finira par explorer, mais sans rien concéder.
Si,
pour lui, l’affaire est ennuyeuse, embarrassante même
car mettant en péril sa position sociale (par pression
du maître chanteur sur sa direction, qui elle non plus
ne veut rien voir)
et sentimentale (mise en déséquilibre du compromis
amoureux Anne-Georges), elle revêt une toute autre
dimension, déterminante, pour son harceleur.
Une question qui trouve son origine dans la mort (noyade
d’Etat contre enfants-nageurs) et qu’aucun compromis
ne pourra ni trancher, ni réparer, ni soigner. Le jusqu’au
boutisme incroyable du fantôme qui le poursuit
n’est surtout pas factice : rien à perdre ni à
gagner, une seule possibilité pour ouvrir enfin les
yeux de Georges (lequel devra, pour supporter l’événement,
les refermer d’emblée, plongeant dans un sommeil aux
oubliettes). Non, Haneke
n’est pas complaisant dans le traitement d’une forme
d’horreur : le socle de son film repose précisément
sur cet aveuglement volontaire, face auquel son
spectateur se trouve placé. Regarder les
choses en face, c’est aussi ouvrir une brèche
dans l’indifférence meurtrière du quotidien.
Cinéma
didactique, donc, et - voilà sa limite – qui se
refuse à trancher entre le récit pur (thriller) et la
leçon d’histoire sociale (avenue Lénine
contre héritage Mitterrand,
incarné dans la chair de Mazarine
Pingeot). Tout ici converge en un objet
minutieusement ficelé, au scénario huilé de
perfection, où le moindre détail est supposé faire
sens. Et ce sont les possibles échappées, ces
moments de flottement où la surveillance se relâche
– et porteurs d’ouvertures vers des profondeurs plus
subtiles – que le trop-plein étouffe. Brillant comme
un film de premier de la classe, intelligent et fini,
à l’image en somme de ceux que nos amis bobos aiment
célébrer. Une mini-bombe dans leur potage : que
sauront-ils y voir ?
Christophe
Malléjac
Film
français – 1 H 55 - Sortie le 5 octobre 2005
Avec
Juliette Binoche, Daniel Auteuil, Maurice Bénichou
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