Ceux
qui iront voir Le Caïman en pensant y
assister à l’exposition et la dénonciation des
méfaits de Silvio Berlusconi dans une mise à
mort revancharde en ressortiront déçus, car Le
Caïman qui marque le retour triomphal de Nanni
Moretti au cinéma – un million et demi de
spectateurs en Italie – est bien plus que cela.
De l’avis même de son réalisateur, son dernier
long-métrage se veut « un film
d’amour, un hommage au cinéma et un film
politique ». Une triple ambition que le
quinquagénaire romain assume brillamment, en
proposant une œuvre déconcertante et exigeante.
Le
Caïman, c’est d’abord le titre du scénario
confié par Teresa, jeune réalisatrice en herbe,
à Bruno Bonomo, producteur en faillite aussi bien
sur le plan professionnel que familial – il ne
parvient pas à financer son nouveau projet et il
est en train de se séparer en traînant les pieds
de Paola, actrice à ses heures dans les films de
série Z de son époux.
S’accrochant
au projet de Teresa comme à une bouée,
parcourant en diagonale son scénario, Bruno,
revigoré, démarre sur les chapeaux de roue en quête
d’argent, d’acteurs, de décors sans
comprendre vraiment de quoi il retourne et ne fait
que tardivement le lien entre l’homme
d’affaires créé par Teresa, omnipotent, patron
des médias, lancé dans la politique et…Silvio
Berlusconi.
Bruno
Bonomo, c’est l’antithèse de Nanni Moretti.
Eloigné du cinéma d’auteur, absolument pas
engagé, il avoue à Teresa avoir voté pour
Berlusconi, sans trop y réfléchir. En cela, il
incarne l’état actuel de l’Italie, un pays
d’opérette comme l’assène un ami producteur
polonais de Bruno. Un pays où l’inacceptable
– les agissements obscurs et illégaux d’un
homme enrichi par des voies impossibles à défricher
et mettant à sa botte tous les pouvoirs – a
fini par devenir la norme dans une anesthésie générale
de l’opposition démocrate, incapable
d’afficher le moindre contre-programme.
Avant
de régler son compte à Berlusconi, Moretti
s’attache à décrire la transformation de Bruno :
sa prise de conscience politique qui va se
manifester par son engagement total pour la
production du film de Teresa, alors qu’il
consent enfin à annoncer à ses deux garçons son
départ du foyer familial.
Regard
tombant et triste, hâbleur infatigable, Bruno,
interprété avec maestria par Silvio Orlando,
devient un personnage attachant et profondément
humain, que l’on suit avec tendresse dans ses péripéties.
On en viendrait presque à oublier que Le Caïman
est aussi un film politique. C’est la mise en
chantier du tournage du film de Teresa qui fait
basculer le propre film de Moretti vers ce
registre.
Dans
cette dernière partie, plus du tout légère et
évitant scrupuleusement toute satire – aux
antipodes de la démarche de Michael Moore,
par exemple -, Nanni Moretti campe lui-même
Le Caïman, sans aucun souci d’une
quelconque ressemblance physique avec Berlusconi.
Ce parti-pris de sérieux, en citant mot pour mot
la tirade de Berlusconi après son jugement, dans
un tableau froid et cinglant, finit de dégoupiller
génialement le triste bouffon.
Sous
l’égide de ses maîtres Rossellini et Rosi,
Moretti, gagnant en sérénité et maturité,
renoue de manière superbe avec le cinéma
politique, qui fit les riches heures du cinéma
italien des années 60 et 70. Le Caîman,
œuvre complexe et intelligente, mériterait bien
une récompense cannoise.
Patrick
Braganti
Comédie
italienne – 1 h 52 – Sortie le 22 Mai 2006
Avec
Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca,
Michele Placido
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