cinéma

Les Climats de Nuri Bilge Ceylan

[4.5]

 

 

Une première évidence saute aux yeux : ce film turc est d’abord asiatique, résonnant profondément avec le cinéma d’Hou Hsiao Hsien, notamment dans la capture progressive de l’exercice des sentiments. Ces plans fixes, la déstructuration légère qu’ils imposent au regard confortable, leur façon unique d’ouvrir l’écran à la matière – son pointilleux, gestuelle précise, éléments naturels, silence et musique acteurs. Tout cela, hors question géographique, vient d’Asie. De quoi contenter, en somme, les tenants d’une Europe sans Turquie. Sauf que…

 

… sauf que le discours – soit la mise en forme d’une pensée – véhiculé ici rejoint aussi de façon éclatante celui dégoupillé par l’intelligence lumineuse de Pascal le chrétien, en particulier les fameux fragments sur les deux dimensions – infiniment petit et infiniment grand – dont Les Climats offre une illustration saisissante via le récit du délitement d’un couple – Isa et Bahar - répondant au classique paramétrage de l’ennui au mépris (Moravia plane souvent). Ce jeu du « Je t’aime moi non plus » reste essentiel et accessoire, point fixe autour duquel tout le film s’enroule et d’où il se détache par échappées répétées sur l’espace intime et extérieur.

 

Extérieure : la nature volumineuse, presque démesurée, dont Nuri Bilge Ceylan accepte la domination précisément dans les actes I (crise) et III (retrouvailles), n’est jamais vraiment mise en scène au sens classique du terme mais simplement cadrée / décadrée dans son omniprésente évidence. Des climats intimes comme des saisons : un violent chaos ballotte Isa et Bahar de l’intérieur. Pas mieux : le coup d’œil insistant de Ceylan livre, de l’exercice périlleux des sentiments, une architecture anarchique et complexe. Tout y est contradiction, duperie, mensonge et lâcheté et, dans un même geste, offrande, amour, honnêteté, courage.

 

Trait d’union par-delà les continents, donc, l’état des lieux reste invariable : poids plume dans le vaste univers, poids plume dans la marée des sentiments. Pascal : « Qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invariablement cachés dans un secret impénétrable ». La situation médiane et bizarre de l’humain en fait sa singularité, indéniable bloc de solitude (Pascal encore : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ») qui pourtant éprouve, vit, ressent.

 

Et si la foi de Pascal parvient in fine à retourner le pessimisme radical dont Les Climats se laisse envahir, la jonction des visions opère en creux, dans le constat partagé de l’incompréhensible. Ainsi, balayant naturellement toutes les frontières terrestres (Asie Vs Occident), cette communion de pensée dessine l’incontestable universalité de l’humain d’Istanbul, de Paris ou de Londres.

 

Christophe Malléjac 

 

Film franco-turc (2005) – 1 H 37 – Sortie le 17 janvier 2007

Avec Ebru Ceylan, Nuri Bilge Ceylan, Nazan Kesal