10e
chambre, instants d’audience
de Raymond Depardon
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C’est un monde que la plupart ne connaît
pas, n’a pas fréquenté – ou pas encore tant il
semble que les délits ici évoqués puissent un jour
concerner tout un chacun. Loin des grands tribunaux et
des cours d’assises chargés de juger des crimes
autrement plus dramatiques, le documentariste Raymond
Depardon pour clôturer sa trilogie sur la justice
commencée il y a vingt-deux ans avec Faits divers
et poursuivie en 1994 avec Délits flagrants a
posé sa caméra dans les locaux de la 10ème
chambre du tribunal correctionnel de Paris.
Pendant trois mois, il a filmé les débats
de cette salle d’audience menés habilement et
humainement par Michèle Bernard-Requin, la
vice-présidente. Depardon a choisi de manière
subjective – choix honnêtement affiché en préambule
du film – une douzaine de cas. Pour lesquels il nous
présente les échanges entre les différents
protagonistes, puis le résultat des délibérés
auxquels la caméra n’a pas eu accès.
Une seule femme parmi ces accusés, et beaucoup de noirs et
d’arabes : on peut raisonnablement se poser la
question si cela provient de la seule sélection de Depardon
ou encore s’il s’agit d’une représentativité
correcte de la population présente dans les salles
d’audience. Sans doute les deux, même si, sans démagogie
aucune, il n’est pas possible de nier la forte
stigmatisation exercée envers certains étrangers,
notamment clandestins, à l’image de ce jeune
Mauritanien privé de papiers et de famille. Mais pas
seulement, doit-on immédiatement ajouter, car cette
culpabilisation forcenée qui transforme les procureurs
– la plupart du temps des femmes peu amènes – en
moralisateurs et donneurs de leçons et qui rend
l’accusé humble et repentant ne s’exerce plus
seulement qu’à l’encontre d’étrangers perdus,
certes roublards et pas forcément innocents.
Aujourd’hui, on se rend compte qu’un taux d’alcoolémie
supérieur à la norme, des insultes proférées à des
agents, un port d’arme – même s’il s’agit
d’un simple Opinel – suffisent à envoyer
n’importe quel quidam devant un tribunal
correctionnel.
C’est absolument incroyable de
constater, presque malgré soi, la force inouïe que
possède le dernier documentaire de Depardon, qui
réduit au minimum le travail de cinéaste, puisqu’il
place juste ses caméras et ses micros, sans autre effet
de mise en scène, si ce n’est des plans fixes sur des
visages qui en disent long. Et savent exprimer qui le désarroi
d’une femme mûre prise en alcootest positif, qui la
stupeur muette d’un jeune rasta dealer de cannabis,
qui les cris de colère et de révolte d’un maghrébin
renvoyé dans son pays, qui la détresse d’un homme
manifestement malade arrêté pour utilisation musclée
de carabine.
Il y a dans ces douze cas, et cela doit être vrai pour
tous les autres, comme une peur du jugement, comme un
retour en arrière, vers la petite enfance où la
crainte du châtiment et de la punition existe encore.
Il faut entendre les justifications et les atermoiements
de chacun d’entre eux. C’est parfois drôle, avec
des rires qui fusent et relâchent un peu la pression.
C’est le plus souvent triste et pitoyable,
illustration de la misère humaine. Et ça peut aller
jusqu’à mettre mal à l’aise lorsque Michèle
Bernard-Requin, pourtant jusque là plutôt ouverte
au dialogue et à la conciliation, s’énerve soudain
devant le plus instruit de ses clients, ce sociologue
qui a préféré se défendre seul. Ne supportant pas
que l’on puisse lui apprendre son métier et donc en
savoir davantage, la présidente tombe soudain les
masques et entérine le statut inférieur qui requiert
profil bas et humilité de chaque accusé, quelle que
soit l’importance du délit jugé.
La captation sans fioritures de ces
instants d’audience, l’empathie éprouvée pour la
plupart de ces « petites affaires » que peu
de comédiens sauraient restituer créent réellement un
choc auprès du spectateur. Au-delà de l’univers de
cette chambre correctionnelle, Depardon évoque
aussi tout le vertigineux ballet de la comédie humaine,
avec ses drames et ses bassesses, ses peurs et ses
arrangements.
Patrick
Français – 1
h 45 – Sortie le 2 Juin 2004
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