cinéma

Eros de Michelangelo Antonioni, Steven Soderbergh, Wong Kar-Wai  

[4.0]

 

 

    Film à sketches comme on a perdu l’habitude d’en faire depuis 30 ans, Eros s’impose d’emblée comme une oeuvre bancale, saugrenue dans son assemblage, malade dans son dispositif et l’on se demande bien se que Antonioni, Soderbergh et Wong Kar Wai sont venus faire dans cette galère ? On connaît pourtant le prétexte, qui a servi de principal argument marketing à la sortie du film : faire tourner, une dernière fois probablement, Antonioni, et lui adjoindre deux lieutenants pour rendre son embarrassant (euphémisme) court-métrage de 30 minutes commercialisable. Des lieutenants, pour soutenir qui, pour soutenir quoi ? Assurément pas Antonioni, grabataire mais lucide, dit-on, à qui sa chaise roulante et son premier assistant réalisateur suffisent bien (il a subi une attaque cérébrale en 1985 et se trouve handicapé depuis). Dès lors, le choix, commercialement cohérent, de deux des plus grands, ou du moins des plus célèbres, admirateurs du maître italien comme béquille ne pouvait donner lieu qu’à cette étrange addition, où la totalité n’est pas forcément supérieure à la somme des parties.

 

    En y regardant de plus près, on peut cependant  trouver des éléments qui valident l’hypothèse de complémentarité des 3 courts-métrages. Non pas qu’un thème  commun (« Eros » n’est rien d’autre qu’un concept marketing, un de plus) les réunisse vraiment, leur permette de faire le point sur « ça », une bonne fois pour toute. Non pas qu’un style semblable, entre Antonioni le moderne, Soderbergh le post-moderne, et Wong Kar Wai le quoi-déjà ?, traverse leurs mises en scène respectives pour dévoiler une quelconque descendance. Non. L’intérêt du film, en tout cas du collage, tient dans une simple question : qu’est-ce qu’un auteur ?

 

    Grande question, à l’heure où même Joel Shumacher peut prétendre à ce saint graal qui ouvre les portes du Paradis cinéphilique. Le film de Soderbergh, insupportable court-métrage d’étudiant n’échappant jamais au conformisme, a au moins le mérite de mettre une chose au clair : son auteur n’en est pas un. Il faut tout de même lui être gré de ne jamais avoir cherché à le faire croire, tant depuis des années il louvoie entre projets ineptes et tiroirs-caisses impersonnels (mais parfois divertissants). Merci tout de même d’être passé.

 

   Et merci surtout d’avoir permis d’éclairer, par sa médiocrité, le joyau qu’est le film de Wong Kar Wai, « La main ». On serait ici tenté de faire le reproche inverse : tout est hyper-auteurisé. Wong Kar Wai continue y d’exploiter sa rente rouge, verte et ocre, quelque peu essoufflée par ses chapitres Lacoste et BMW (quoique). Honk-Kong sixties et ses étroits corridors, robes chinoises à faire frémir n’importe quel top-model, rumbas et violons, chassé croisé entre un dandy et sa courtisane, tout est là, comme on l’avait laissé à la dernière rencontre. Et pourtant, bien que vu et revu, maintes fois distordu par le Sphinx lui-même, cet apparat reste sublime.

 

    Sublime est un mot qui semble avoir été inventé pour le cinéma de Wong Kar Wai. Chacun de ses plans est une roche en fission qui n’en finit plus d’irradier les yeux, chacun de ses films un tableau de Mendeleiev. S’il y en a bien un qui a compris ce qu’est l’érotisme c’est lui. Vertiges du hors-champ, vertu du voilement et du pas chassé, sensualité absolue des mouvements de caméra, jeu subtil des ralentis, toute une leçon de Cinéma. Voir Gong-Li si belle en son miroir et mourir… Dans un processus identique à celui de l’autre grand styliste de l’époque, Gus Van Sant, il part de la banalité, de la fugacité, de la trivialité (le tailleur et la putain), pour aboutir à l’icône, au religieux. Icône qu’il s’empresse de déconstruire, de mettre en danger, en témoigne le terrible destin de l’héroïne.

 

    Evitement chez Soderbergh (il évite même de faire un film), dévoilement des sens chez Wong Kar Wai… que reste-t-il au maestro ?  L’arme absolue, qui peut se résumer en un mot : frontalité. Lui qui a toujours cherché l’oblique, l’ambiguë,  il est parvenu, une dernière fois, à s’évader de sa luxueuse prison d’auteur. Assurément un film pour fans, « Le périlleux enchaînement des choses » provoquera le ricanement de nombreux spectateurs (« Film érotique M6 » est le quolibet qui revient le plus souvent). Et on aurait du mal à leur reprocher, tant le film parait excessivement mauvais, a priori. Mal joué, mal doublé, mal dialogué, le tout enrobé dans un coulis musical d’ascenseur, le film d’Antonioni ne semble être qu’une mise en scène virtuose (encore qu’on l’ait connu meilleur), autour d’un canevas grossier.

 

    Est-ce alors le comble du snobisme de défendre malgré tout ce film que tout semble vouer aux gémonies ? Non, si on accepte de le considérer à la lumière de toute l’œuvre qui l’a précédé. « Le périlleux enchaînement des choses » est au cinéma d’Antonioni ce que les Sex Pistols furent au rock moribond des guitar-(h)eros, ce que la pissotière de Duchamp fut à l’art bourgeois des années 20 : une consciencieuse opération de destruction. Alors qu’il n’a plus rien à prouver, que ses films sont étudiés dans les départements cinéma de toutes les facultés du monde, que « l’incommunicabilité » pourrait désormais être citée au journal télévisé tellement elle a été galvaudée, que « l’image-temps » a essaimé son pollen chez tant d’auteurs, Antonioni, pour son dernier tour de piste, se fait le plus bel hara-kiri que la planète cinéma ait connu, et avec le majeur levé au ciel, s’il vous plait. Lui à qui l’on a souvent reproché de faire des téléfilms chics, de ne pas savoir écrire un dialogue (d’où l’invention de « l’incommunicabilité »), d’être creux sous prétexte de vouloir filmer le vide, il prend ses détracteurs au pied de la lettre et leur adresse un dernier cri, en forme de cadeau empoisonné. Mais c’est un cri silencieux, presque munchéen, comme son cinéma, comme un verre qu’on laisse tomber mais qu’on ne casse surtout pas, de peur de permettre une éventuelle catharsis.

Antonioni est le dernier des punks. Amen.

 

Jacky Goldberg

 

Film luxembourgeois, hong-kongais, français, américain, italien – 1h46 – sorti le 6 juillet

Avec Christopher Buchholz, Regina Nemni, Luisa Ranieri, Nick Penrose, Robert Downey Jr., Alan Arkin, Ele Keats, Gong Li, Chang Chen

 

> Réagir sur le forum cinéma