Bien
sûr on éprouve toujours un certain malaise à
rendre un avis défavorable sur un film exposant
un tel sujet. Malaise davantage renforcé quand on
sait être devant l’adaptation du récit éponyme
datant de 1975 de Imre Kertész, Prix Nobel
de littérature en 2002. La mise en image des
souvenirs de l’écrivain hongrois – personnifiés
ici par Gyorgy Koves adolescent de quatorze ans déporté
vers Auschwitz puis Buchenwald – pose une
nouvelle fois l’éternelle question de la représentation
de la Shoah à travers le prisme d’une histoire
qui, même et évidemment inspirée de faits réels,
revêt les atours d’une fiction. En ce sens,
aucune œuvre de cinéaste, aussi généreuse et
œcuménique soit-elle, aussi talentueux soit-il,
ne pourra surpasser le documentaire-somme,
incontournable et ultime, de Claude Lanzmann
dont la succession de témoignages et l’absence
d’images d’archives parvenaient à nous faire
ressentir l’indicible. Au final, la question
reste posée quant à l’existence de tous ces
films, de la série télé Holocauste –
honnête – à La Liste de Schindler –
inspirée – en passant par La vie est belle
– farce pitoyable. On s’aperçoit très vite
combien les images figent toute représentation
alors que les mots, qu’ils soient ceux de Primo
Levi, de Imre Kertész et de tant
d’autres, ont toujours la faculté d’imprégner
et de hanter le lecteur. L’imagination est
toujours la plus forte.
Etre
sans destin se présente comme une longue
fresque divisée entre trois épisodes : un
préambule à Budapest, la partie centrale : la
rafle et la déportation et l’épilogue avec le
retour de Gyorgy dans une ville dévastée. Il est
regrettable qu’il faille attendre presque deux
heures pour que le film quitte les sentiers balisés
de sa narration pour mettre en scène les
interrogations profondes et dérangeantes du jeune
homme métamorphosé par son expérience. Face à
la compassion ennuyée de sa famille et de ses
amis, à l’indifférence générale – qui
s’est au demeurant manifestée dans l’ensemble
des pays originaires des déportés survivants -,
Gyorgy Koves découvre qu’il est dorénavant
seul avec ses souvenirs que personne ne souhaite
entendre et qu’il doit continuer à vivre sa vie
devenue invivable. Dans une dernière scène, en
marche vers son destin, il va jusqu’à émettre
l’idée terrifiante que le bonheur pouvait
exister à l’intérieur des camps qui, comme il
l’énonce avec une froide logique, n’étaient
pas l’enfer, puisque l’enfer n’existe pas.
Avant
cette conclusion à la limite du politiquement
incorrect, Lajos Koltai aura épuisé tous
les ressorts dramatiques que peut offrir l’évocation
de la vie à l’intérieur d’un camp
d’extermination sans grande inventivité, mais
surtout avec des choix esthétiques pour le moins
discutables. Soigner à ce point la lumière,
utiliser sans modération la photo sépia, rendre
beau ce qui ne pouvait pas l’être, enrober le
tout de musique pompière sont autant de fautes de
goûts impardonnables, voire offensantes pour la mémoire
des victimes. Le risque majeur associé à un tel
traitement est de laisser penser qu’après tout,
ça ne devait pas être aussi terrible… Alors
que les scènes s’étirent, l’hébergement
salvateur du jeune héros à l’infirmerie et la
libération du camp par l’armée américaine
apparaissent décalés, traités à l’emporte-pièce.
Le
mieux, ce sera sans doute de réserver les cent
trente minutes du film à se plonger dans les écrits
de Kertész.
Patrick
Braganti
Drame
hongrois – 2 h 15 – Sortie le 3 Mai 2006
Avec
Marcell Nagy, Peter Fancsikai, Bela Dora
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