Il
serait logique que l’on aimât ou détestât Flandres
– l’entre-deux ne peut être de circonstance,
ici – non pour ses qualités intrinsèques, mais
bien plutôt en fonction de la perception par
chaque spectateur de la nature humaine. Autrement
dit, selon que l’on a une vision noire et réaliste,
ou au contraire angélique et optimiste, on
adorera ou honnira le quatrième long-métrage de
cet ancien prof de philo, reconverti à
trente-neuf ans au cinéma. Un drôle de zigoto,
ce Bruno Dumont, adoubé, voire adulé, par
une critique intarissable, loué par ses pairs (en
quatre films, il a déjà obtenu deux Grands Prix
du Jury à Cannes) et délaissé par un public
pris à rebrousse-poil, bousculé, brutalisé, qui
pourtant ne peut prétendre à l’ignorance, si
l’on s’en réfère aux différentes
professions de foi de Dumont, où il est
question de « ne pas l’épargner »
ou encore de « le prendre dans ses bras,
de le rejeter, le plaquer au sol et de le relever ».
Loin
des conformismes en vogue, d’un goût et d’une
esthétique massificateurs et misérables, Dumont
continue à proposer une œuvre terrienne et
corporelle, où la grâce côtoie la crudité.
Après
une escapade dans le désert américain pour un
road-movie expérimental à l’apothéose
sauvage, Dumont revient sur ses chères
terres du Nord, où avaient déjà pris place La
vie de Jésus et L’Humanité.
Dès
les premiers plans, très larges, la patte du cinéaste
est là : nature omniprésente, campagne à
l’herbe grasse et gorgée d’eau, ciel gris et
bas. La découverte des personnages, gens frustes
mais pas simplets traversés par des questions
impossibles à formuler, tiraillés entre
l’abjection et la plénitude, achève de nous
ramener en territoire connu.
Demester
est un jeune fermier occupé à faire tourner son
exploitation et à se balader avec Barbe, une
fille étrange aux mœurs volages qui se partage
entre lui et un autre sous ses yeux à priori
indifférents. Les jeunes gens partis pour un
conflit lointain, Barbe dépérit, tandis que la
violence des combats exacerbe celle des soldats.
Au retour, les choses ne pourront plus être
pareilles.
On
sait Bruno Dumont avare d’explications et
de clés. Pour lui, le cinéma ne sert pas à
expliquer, et en fin de compte, seule la mise en
scène l’intéresse, pas la trame d’une
histoire. Dès lors, les scènes de guerre ne sont
ni réellement localisées – elles se déroulent
dans un désert au sud – ni par conséquent à
rapprocher d’un conflit récent. Ce n’est pas
une, mais la guerre que met en scène Dumont,
primitive et essentielle, qui révèle la
sauvagerie et la barbarie humaines, des étapes
pour lui obligées en vue d’accéder à la
conscience et à la rédemption. Sur cette
propension à exposer le mal – parfois considérée
comme facile, exagérée ou complaisante -, le réalisateur
divise et interpelle car la violence, qui peut hélas
se justifier dans les scènes de guerre, est aussi
présente dans l’acte sexuel, semblant nier
l’amour, la tendresse. Il faut passer outre ce
premier regard et conserver en mémoire
l’intention déclarée de déranger et le
travail de déformation et de remodelage accompli
par Dumont.
En
fait, il passe le matériau humain à son propre
tamis : il le concasse, le broie et le malaxe
pour en proposer une définition sur laquelle le
spectateur, qui peut évidemment ne pas être
d’accord et la rejeter en bloc, a nécessité à
s’interroger : qu’est ce que l’image
renvoie chez chacun, en quoi elle travaille
l’esprit ?
Peut-être
cette exigence et cette démarche peuvent-elles
apparaître prétentieuses et stériles, délires
vains d’un homme que ses contempteurs auraient
aimé qu’il restât dans l’enseignement de la
philo, dont effectivement ses films se
rapprochent. Cela serait un argument recevable
s’il n’y avait la beauté des plans, la force
du propos, l’émotion et l’onde de choc dégagés
et ressentis, justifiant l’existence de ce cinéma-là.
Obsédé
par le fond primitif de l’homme, Bruno Dumont
réalise un film magistral où un homme avec ses
moyens et son absence de mots – les dialogues
sont réduits à leur plus simple expression –
touche du doigt la grâce. Il est donc naturel
qu’à son tour celle-ci rejaillisse sur le
spectateur.
Patrick
Braganti
Drame
français – 1 h 31 – Sortie 30 Août 2006
Avec
Samuel Boidin, Adélaïde Leroux, Henri Cretel
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