Gabrielle
de Patrice Chéreau
[4.5]
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L’époque (1910 français) est morne,
close, fermée. L’Europe prépare tendue son funeste
projet de grand massacre (chiffres records à venir). Le
sang, la boue : tout ce qui jaillissant viendra tâcher
l’hypocrite harmonie d’un temps figé noir et blanc.
En douce, la tension monte, on la sent s’infiltrer
dans les ruelles, les salons, les dîners, les couples ;
un vacillement s’amorce, dont l’équilibre
historique ne se relèvera pas.
Jean et Gabrielle – dans
l’ordre de préséance de cet univers hiérarchisé à
soumission tacite – illustrent pourquoi pas les hautes
figures proustiennes de l’uper-class sociale, figés -
poupées de cire - dans leur vaste demeure pour
collectionneur à l’aise. Cigare au bec, Jean (Pascal
Greggory, comédien racé) marche au cœur – signe
léger d’un premier basculement – de la foule des
ouvriers (disons : le
peuple en marche) gagnant Paris. Ses quartiers sont
calmes et préservés : il jouit en son discours
voix off d’une autosatisfaction relativement lucide,
et dans les yeux d’une morgue de mépris. Mais le coup
que Gabrielle (Isabelle
Huppert, l’eau qui dort) s’apprête à lui
porter (partir, revenir) va enclencher une dynamique irrévocable,
une inversion de tendance – vers l’avant, vers
l’arrière – à la manière d’un train stoppé net
repartant peu à peu dans l’autre sens.
Portrait de couple déchiré pour
époque malade : dès les premiers plans en couleur
(Chéreau alterne avec du Noir et Blanc, figuration en quelque sorte
d’un écrin sans souci pour Jean
d’époque) Scorsese
vous saute aux yeux : ses longues séquences du Temps
de l’innocence avec tablées mondaines ultra-montées,
costumes et décors fouillés. La référence, qui
s’accroît à mesure que la soirée flash back avance
(on se laisse porter entre les groupes avec un plaisir
de voyeurs faisant le constat récurrent de l’abyssale
vacuité alentour), ne va pourtant pas plus loin. Chéreau
n’est pas Scorsese
et ce qui, de ses films précédents ( La
Reine Margot notamment), faisait la limite – un
certain manque de souffle -, s’avère ici un avantage,
mieux : déterminant. Et jamais Scorsese ne saura
faire du cinéma ainsi, anti-spectaculaire, tirant vers
un dépouillement quasi-abstrait, plus proche de l’expérimentation
que d’un savoir / vouloir-faire populaire-ambitieux.
Baisse de rythme voulue, plans figés (Chéreau
revendique d’ailleurs une référence aux magnifiques Fleurs de Shanghai d’Hou
Hsao Hsien), séquences interminables, début
d’ennui : il y a, dans ce refus de coller à tout
prix au mouvement actif
que le cinéma d’ordinaire présuppose, une subversion
de front, qui pose (entre autres) la théâtralité en
recours possible, rendu nécessaire au gré des
circonstances. Cette maison, ce couple et cette vie
sentent la mort : ce n’est pas le cadre,
l’objectif, la caméra qui s’arrête, mais le sujet,
immobile, embaumé.
L’expérimentation formelle
(alternance, donc, de couleur et Noir et Blanc ;
insert de texte en place de certaines lignes de dialogue ;
éclairage et photographie exemplaires) rappelle – ce
n’est pas un hasard – celle de Benoît Jacquot quand il filmait Tosca ;
ou comment se saisir d’un sujet ultra-codifié (film
d’époque, opéra) et le réinventer en en fouillant
les tripes. La surprise, notion-clé du cinéma dès
l’origine (on pense en particulier aux films muets
auxquels les inserts font explicitement et violemment
écho), à l’écran peu à peu s’est diluée
dans un ronronnement bourgeois : son réveil par Chéreau
va de pair avec celui de Gabrielle et la chute de Jean
– préfigurant celle de ses semblables.
Qu’on l’aime ou non, qu’on
l’apprécie ou qu’on s’y ennuie, impossible de ne
pas saluer l’ambition d’un cinéaste, d’ordinaire
plus metteur en scène que réalisateur mais qui, cette
fois, atteint une justesse nouvelle, créant de fait un
objet inédit. Et si l’émotion – tarte à la crème
du spectateur paresseux – n’est pas au rendez-vous,
ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais par le haut,
sans céder en rien à une exigence, pour le coup,
artistique. Pas de sucreries ni de mièvreries, mais un
vrai respect du spectateur adulte :
voici du cinéma ambitieux, certes imparfait mais
admirablement cohérent.
Christophe Malléjac
Film français – 1 H 30 -
Sortie le 28 septembre 2005
Avec
Isabelle Huppert, Pascal Greggory, Claudia Coli
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