Il
faut cette fois remonter la filière, non dans un
but purement intellectuel (à l’intérêt forcément
limité quant à l’explication sérieuse d’une
œuvre - sa destinée, sa trajectoire) mais pour
percer à jour les mystères du récit proposé.
Car, sous ses dehors propres et lisses, Gentille
n’est pas ce qu’il donne d’abord à voir :
une comédie à la française dans la tradition
d’un Pascal Thomas plus que d’un Bonitzer
(pourtant dédicataire de l’œuvre), traquant
dans une classe parisienne aisée – le film
s’inscrit résolument dans la géographie
parisienne – des ressorts transposables partout
pourvu qu’une femme balance entre deux hommes,
l’engagement marital d’un côté et une prétendue
liberté de l’autre. En matière d’analyse
sociologique, ce type de comédie en dit souvent
bien plus qu’elle ne croit sur cette petite planète
préservée au milieu du chaos, où les soucis relèvent
si facilement du superflu. Quoi de plus naturel
aussi d’y traquer la névrose, et Gentille
n’y manque pas, disposant ses matériaux de base
(un bon tiers du film en hôpital psychiatrique)
au cœur des esprits f(l)ous.
Fausse
piste. Car quand Fontaine Leglou, anesthésiste
dans le sus-dit hôpital, pénètre son lieu de
travail, c’est en empruntant la voie inverse de
celle des malades, rampant à terre sous le
grillage de sécurité, pour s’y faire admettre
non pour s’en échapper. Par bribes légères, déjà,
le film sans perdre, loin s’en faut, sa
trajectoire de comédie a vacillé sur quelques
certitudes et destabilisé nombre d’idées reçues.
Ce n’est pas tant la ligne narrative globale qui
importe ici que celle obsédante – Fontaine est
de toutes les scènes, par le corps ou la parole
– d’une figure féminine décalée, variation
en douce de la Katherine Hepburn des comédies
de Hawks ou, tout aussi valable, du cinéma
d’Ernst Lubitsch, élégant et drôle, où
le rire s’allie à une douceur mélancolique. Ce
grand jeu de la comédie américaine, voilà bien
le fond de la question : cinéma de et par
les acteurs (nécessitant une mise en scène à la
fois efficace et discrète), cinéma physique à
tous les sens du terme : physique des corps
bien sûr, physique des rapports humains aussi,
physique des échanges dans le face-à-face déréglé
d’une réalité d’ordinaire (trop) banale.
Dans
l’interstice des actes donc, quand cette réalité
n’est pas encore définitive, la brouille des
repères traditionnels ouvre des brèches propices
à la mise en boîte de tous les décalages.
Historiquement, la leçon est imparable, puisque -
remontant toujours le temps - nous voici désormais
aux sources de la comédie américaine elle-même,
nichées dans l’éclat oublié du cinéma muet.
A notre époque sevrée, Gentille réinsuffle
de larges doses de burlesque directement héritées
- comme extirpées - de la géniale inventivité
(le rire d’abord) de ces premiers cinéastes et,
plus précisément, du grand Buster Keaton.
Ambitieux projet parfaitement tenu sous l’effet
du corps-acteur Emmanuelle Devos, jouet au
naturel, saisissant la vie comme une suite de
petits accidents, décalages et malentendus au
sens premier du terme, livrant au grand jour un
prototype de véritable personnalité. Le comique
de situation paraît limpide, il se faufile à
travers les corps, aussi bien par la parole que
par les actes : comme le héros keatonien,
Fontaine ne vit pas dans le monde de ses
contemporains, n’y est pas réductible, en rien
résumable ou transposable non plus ; bien
peu d’aspects de son caractère la rattachent
aux figures codées de la femme de son temps :
c’est un bloc de vie dessinant par contre-coup
la carte dépressive du monde qui l’environne.
Des
armes du burlesque comme filtre des ressorts du
monde : Sophie Fillières balance sa
ligne par-dessus le temps et, puisant aux origines
l’inspiration pour aujourd’hui, dégage les
bronches dans un vent de fraîcheur. Le rire
n’est pas mort.
Christophe
Malléjac
Film
français (2004) – 1 H 42 – Sortie le 14 décembre
2005
Avec
Emmanuelle Devos, Bruno Todeschini, Lambert
Wilson.
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