cinéma

Keane de Lodge kerrigan 

[4.5]

 

    Keane étouffe, court, fuit, cherche, fouille, crie, interroge, multiplie les pistes, extrapole, invente, frappe, boit, baise, pleure, tente en définitive d’occuper à nouveau son propre corps, que la douleur causée par la disparition (pas mort mais disparition avec tout ce que cela suppose de vie encore (en corps) donc de conscience et d’attente) de sa fillette a brisé. Il n’y a dans ce film qu’un seul sujet : comment le corps peut-il survivre à un drame dont le deuil est littéralement impossible ? La solution radicale, directe, et à laquelle au fond Keane ne cesse de penser, c’est la vengeance. N’importe quel scénario ordinaire en a fait, en fait, en fera son pain quotidien, biaisant le traitement de fond de la douleur pour déployer son artifice de gunfights ou d’action. Mais pas de ça ici. Aucun mystère qui s’élucide, ni de frénétique chasse à l’homme, pas de fil rouge pour combler un désert de pensée. Lodge Kerrigan se lance nu et sans filet avec une audace au vernis d’apparence factice (surabondance de plans serrés, caméra à l’épaule, un micro dans la gorge essoufflée du héros) qui, peu à peu, se révèle d’une rare consistance.

 

    Autre image : le lion en cage. De long en large, oubliant presque, dans le feu furieux de son histoire déboussolée, le cœur de sa quête, errant nomade et se cognant aux parois invisibles de sa prison mentale. Son monde n’est que basique utilitaire avec bars-abreuvoirs pour bière et vodka, lavabos-rivières pour toilette superficielle, dans l’indifférence absolue aux formes humaines qui passent et qui, de fait, n’auront d’importance qu’à proportion des pistes potentielles qu’elles feront pressentir. Car l’instinct, recours d’animalité, guide désormais ses pas, ses gestes et ses actions. Toute préméditation (dans un premier temps du moins) relève de l’impossible, la panique est une soif qui ne s’étanche pas. Les pistes sans issue se multiplient, un radar précis l’entraîne ici mais le lâche là, il tient le coup dans un présent permanent qui ressasse sans futur le passé qui le hante. Fillette fantôme bien malgré elle se joue de lui.

 

    L’expérience se répète comme l’histoire le prouve - on pense au Barber des frères Coen, qui venait à sa source y puiser une logique : le langage seul, contre l’animalité triomphante, peut encore dire son mot, ramener ainsi un début de prémisse d’intelligibilité, à chacun de voir ensuite ce qu’il en fait. Une petite fille paraît, sa mère un peu larguée offre une prise de contact où le pieu croche et s’enroule. Keane mange, danse, souffle, fait les devoirs, patine, joue au papa, le temps radicalement se décompose : est-ce le fantôme qui reparaît ou sa mémoire alors qui s’impose au présent, glissant inexorablement vers le point de rupture – ce drame qui donc se répétera ? Cette angoisse qui étreint et se propage autour (jusque dans la tête des spectateurs) tient au décalage de lucidité, bloc unique ordinaire quand tout baigne, schizophrénie obligée dans les cas extrêmes. Puisque les murs s’effritent, la voix de Keane va faire passer des mots, créant ce double de lui, raisonneur ange gardien, coach intime et booster dont les conseils valent ce qu’ils valent – l’important n’est pas là – mais font tenir debout, pour soi, pour elle, la disparue qui n’a pas entendu les mots qu’il faut, se dérobe au pardon, garde un silence effrayant.

 

    Un baume apaisant pour quelques heures peut-être, quelques jours de repos, le temps de composer de nouvelles forces – guère plus : voilà ce qu’on gagne chez Kerrigan. Les happy ends sont des conventions de cinéma que la réalité bafoue depuis si longtemps qu’il serait vain d’en chercher des traces dans la trajectoire de Keane. Même si le passé tragique paraît, au bout du compte, céder quelques neurones, son implantation dans le cerveau du père à bout de souffle ne s’estompera sans doute jamais. Et toujours, Damian Lewis – qui déjà survolait la masse en soldat exemplaire dans la série télévisée Band of Brothers - lui offrira son visage, sa silhouette, sa puissance bouleversante. Du cinéma au service de la vie : enfin.

 

Christophe Malléjac

 

Film américain – 1 H 33 – Sortie : 21 septembre 2005

Avec Damian Lewis, Abigail Breslin, Amy Ryan.

 

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