La
moustache
de
Emmanuel Carrère
[4.5]
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D’abord, Emmanuel
Carrère –écrivain notoire- fait son cinéma. A
l’opposé de l’imagerie lettrée et (mal) léchée
dans laquelle se fourvoient la plupart de ses collègues
d’écriture quand ils s’emparent d’une caméra, il
filme et ses plans souvent très beaux s’inscrivent
distinctement dans le champ cinématographique ; sa
grammaire, son vocabulaire, ses vieux habits. Rien
d’anecdotique là-dedans mais le signe tangible au
contraire de l’effacement volontaire d’un auteur (La
Moustache, paru en 1986, fût son premier roman) au
profit du cinéaste.
Postulat
simple : qui dit moustache dit mensonge. Un
rectangle de poils disposé comme diversion au milieu de
la figure. Lorsqu’il saisit son rasoir pour se mettre
à nu, Marc (Vincent
Lindon) prend le risque de se confronter –de
confronter son monde- au jeu dangereux de la réalité
voire d’une certaine vérité. Des gouffres et des abîmes
s’ouvrent sur un univers en miettes dont il peine, et
nous avec, à saisir la cohérence. Folie douce ou
furieuse, manipulation pépère de son entourage,
cauchemar –va savoir. Mais au fond peu importe ;
car le voilà à son aise pour (se) débattre seul des
questions essentielles que l’ordinaire refoule.
L’occasion rêvée
en somme pour refonder sa petite existence, retour sur
le strict nécessaire dans ce guide pour survie en
territoire hostile.
A
Hong Kong, il passe à l’acte. 24 heures dans sa vie là-bas
prennent soudain la forme ronde d’un circuit clos sur
l’eau. Le temps (cascade ininterrompue de secondes de
la naissance à la mort) se dépose tout entier à
l’intérieur des corps concrets : le sien bien sûr,
mais les bancs du ferry aussi, et ses passagers
mouvants, interchangeables. Ce rythme régulier sans
rupture du bateau sur l’eau le ramène aux gestes
originels - marche hypnotique, bouchon sur les vagues
(ou fœtus
position avant de quitter la France) – bref, prise
en charge maximale. Ce sont ces instants-là, au cœur
du mutisme et des brises d’océan, qui font
l’incandescence du film ; à ce moment précis où
Marc oscille sur le point d’équilibre entre vide et réveil.
Pas
vraiment d’optimisme cependant. Pour Carrère,
le réveil est improbable, concentrons-nous plutôt sur
le vide vertigineux. Deux hypothèses envisageables :
le lâcher prise
attendu, disparition ou suicide, épave urbaine dépérissant
de jour en jour au long de son trajet compulsif, ou la
poursuite de l’histoire malgré
tout, reprise à son cours abandonné, réinvestissement
dans la vie comme il faut, le couple comme il faut. Ce
dernier point –l’usure et la perversité souterraine
du couple- est au centre du projet. Agnès (Emmanuelle
Devos) est trouble ; rien d’une eau minérale
dans cette fille lisse et charnelle, adhésive et
distante, capable de nier toutes les évidences – imprévisible.
Beau couple Devos-Lindon,
au passage, deux grands acteurs, alliage d’ambiguïté
et de raison pour une histoire de visions déformées.
Marc
écrit à Agnès (on se croirait chez Kundera,
ce qui n’est sans doute pas fortuit) : « je
ne vois bien que par tes yeux ». Or, ce que voient
ses yeux à elle diffère manifestement de ce qu’il
voit à travers eux. Dichotomie effrayante mais
salutaire en un sens : comme si l’amour pour s’épanouir
interdisait la mainmise possessive de l’un sur
l’autre, préférant sur la durée la coexistence des
visions autonomes dont les halos s’entrecroisent
parfois mais ne fusionnent jamais.
Le
rejet des réponses clés en main conditionne la réussite
de ce film, et La
Moustache recouvre un flot d’équations
insolvables. Quel moustachu pressé d’en finir avec
son appendice poilu pourra dire désormais qu’il ne
savait pas ?
Christophe
Malléjac
Film
français – 1 H 26 – Sortie le 6 juillet 2005
Avec
Vincent Lindon, Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric
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