Le
Pont des
arts de Eugène
Green
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Après
le Moyen Age du très drôle et très attachant Monde
des Vivants, c’est au Grand Siècle et au baroque
que s’intéresse Eugène Green dans Le Pont
des Arts, son troisième long métrage.
Le baroque, c’est d’abord, du point de vue thématique,
le sublime Lamento della ninfa de Monteverdi que
travaille la jeune chanteuse Sarah (Natacha Régnier)
sous la férule de son maître, l’odieux Innommable (Denis
Podalydès), et qui traverse le film de part en
part. C’est encore les pourpres et les ors des
somptueux appartements de l’Innommable et de
Jean-Astolphe Méréville (Olivier Gourmet), représentants
officiels de la culture subventionnée. Mais c’est
surtout, comme l’explique Sarah à son compagnon
Manuel (Alexis Loret), la coexistence « de
deux choses contradictoires [qui] toutes les deux sont
vraies ». Le baroque, en d’autres termes,
c’est l’oxymore.
Le baroque, on l’aura compris, se situe aux antipodes
du manichéisme de nos sociétés dites modernes, qui
veut qu’une chose soit blanche ou noire, juste ou
fausse, que la mort soit le contraire de la vie, etc.
Souscrivant à une vision binaire du monde, Manuel
l’informaticien a bien du mal, en dépit de ses
efforts, à comprendre celle de Sarah. Quant à
Christine, la jeune agrégative de philosophie éprise
de pensée rationnelle (Camille Carraz), elle ne
voit dans la décision de Pascal (Adrien Michaux)
d’abandonner ses études qu’une forme
d’irresponsabilité, et dans son silence et son
retrait qu’une porte ouverte à l’obscurantisme.
Autant dire que, loin d’être synonyme de préciosité
ou de maniérisme, l’amour du baroque est ici prétexte
à une critique sociale qui, toute drôle et cocasse
soit-elle (on rit beaucoup dans ce film), n’en demeure
pas moins extrêmement virulente et corrosive. Qu’il dénonce
la dictature des « intellos, des féministes et
des homos » ou, dans un esprit proche de Jean
Dubuffet et de son Asphyxiante culture, la
mise à mort de l’expression artistique par les
tenants de la culture institutionnelle, Le Pont des
Arts est un film profondément « politiquement
incorrect », un film comme on aimerait en voir
plus souvent.
Rock, baroque, bar-rock, le terme donne lieu à toutes
sortes de déclinaisons, en particulier dans les
dialogues. Rien de plus baroque en effet que cette
coexistence, dans un même dialogue, voire dans une même
réplique, d’une diction privilégiant systématiquement
les liaisons et même la prononciation des e muets, et
d’un lexique quotidien relevant d’un registre
familier. On pense ici bien entendu à Robert Bresson
exigeant de ses « modèles » qu’ils
fassent taire en eux l’intention, seule condition
d’avènement de la vérité et de l’émotion.
« Intonations justes quand ton modèle
n’exerce sur elles aucun contrôle », écrivait
le réalisateur d’Au hasard Balthazar. Chez Green
comme chez Bresson, le parti pris de neutralité,
loin de générer l’ennui, porte au contraire l’émotion
à un rare degré d’intensité, même si le premier
affirme rechercher la vérité intérieure de l’être
non à leur insu, mais « grâce à la complicité
de [ses] acteurs professionnels ».
Eclatante tout au long du film, cette complicité avec
les acteurs participe d’une générosité et de
quelque chose qu’il n’est pas exagéré d’appeler
la grâce : grâce du chant de Sarah qui fait
surgir les larmes dans les yeux du jeune Cédric (Jérémie
Rénier) et sauve in extremis Pascal du
suicide ; grâce de Sarah et de Pascal tout entiers
animés par la sincérité et la recherche de leur
propre vérité ; grâce encore de la très belle
photo de Raphaël O’Byrne, de la lumière et
des cadrages parfois très serrés qui rappellent tout
autant la caméra à ras de tatami d’Ozu (plans
sur les pieds des personnages) que les natures mortes de
la peinture baroque (détails et gros plans sur les
portes et les serrures, en particulier dans la séquence
de la tentative de suicide de Pascal) ; grâce
enfin de la rencontre, dans une lumière éclatante, de
Pascal et de Sarah morte sur le Pont des Arts. Film sur
la grâce, film touché par la grâce, Le Pont des
Arts est un film dont le spectateur ne peut sortir
qu’irradié.
Catherine
Henry
Français – 2h 06 – Sortie le 10 Novembre 2004
Avec Natacha Régnier, Denis Podalydès, Adrien Michaux
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