cinéma

Les Lip, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud

[4.5]

 

 

Pour les personnes de moins de quarante ans – sans doute la majorité de nos lecteurs – l’affaire Lip n’évoque pas grand chose. Il s’agit pourtant d’un des événements sociaux majeurs du début des années 70 qui ont marqué la société française. Le documentaire de Christian Rouaud retrace donc la genèse de l’affaire en entrecroisant les interviews des protagonistes et des images d’archives.

 

Dirigée par Fred Lip, patron mégalomane, l’entreprise bisontine est alors le fleuron de l’industrie horlogère française et fait notamment la nique à ses concurrents helvétiques tout proches. Lorsque le dirigeant, suite à d’importantes difficultés financières, vend sa société aux Suisses, les représentants du syndicat principal (la CFDT) réalisent dans la foulée que cette cession va s’accompagner de centaines de suppressions de postes et décident de séquestrer les repreneurs. Situation délicate que la menace de l’usage de la force par les CRS postés en faction ne peut faire perdurer. A la libération des « otages » succède l’appropriation des moyens de production et des stocks constitués en trésor de guerre, suivie de l’occupation de l’usine et de la reprise d’activité selon le mot d’ordre fameux : C’est possible, on fabrique, on vend et on se paie. Cette étape marquée par la mise en place d’un système autogéré qui montre sa pleine efficacité s’accompagne d’un mouvement de solidarité qui dépasse bientôt les frontières de la région et du pays. C’est l’époque où Lip devient ce curieux laboratoire qui ne cesse d’inventer des moyens et de faire circuler des idées pour continuer à fonctionner. La réussite arrogante – tous les cadres qui n’ont pas accepté le principe de la paie sauvage et égale pour tous ont préféré partir et laisser ainsi les ouvriers aux manettes – et l’élan de solidarité transfrontalier qu’elle suscite agacent prodigieusement le gouvernement français qui fait virer tout le personnel de l’usine. Loin d’être abattu, celui-ci érige une nouvelle façon de faire et reconstitue l’outil de production, disséminé dans plusieurs endroits de la ville, mettant ainsi en pratique un autre slogan célèbre de la lutte : L’usine se trouve là où se trouve ses ouvriers.

La dernière étape commence par l’arrivée d’un repreneur atypique, Antoine Riboud, patron iconoclaste de gauche qui tient ses promesses en réintégrant progressivement l’ensemble des salariés. L’élection de Giscard en 1974 signe la fin délibérée de l’aventure par le brusque arrêt d’un des principaux marchés de l’entreprise, celui de la fourniture des montres occupant le tableau de bord des voitures Renault. Pour l’exemple, en signe de représailles, et par crainte d’une généralisation d’un mouvement à la fois populaire et incontrôlable par ses services, le nouveau pouvoir en place décide de couler la société Lip.

 

En dépit de sa forme classique, le film de Christian Rouaud est tout à fait passionnant et exaltant, tenant presque à certains endroits d’une espèce de thriller. Tout ce qui concerne la gestion du stock de montres éparpillé dans des caches secrètes tient de l’épopée rocambolesque, à la limite de la clandestinité, dans laquelle même le clergé local s’implique. Les jeux de cache-cache avec les policiers et les renseignements généraux racontés par les principaux témoins qui s’en délectent encore sont souvent d’une grande drôlerie. Mais ce qui galvanise et émeut davantage, c’est d’assister à la mise en mouvement collective de l’intelligence et de l’imagination. La capacité à réfléchir ensemble, à écouter les propositions des autres – notamment celles des femmes, majoritaires en nombre mais souvent négligées par des syndicalistes un tantinet machos – et donc à défricher continuellement des voies nouvelles s’exprime de manière modeste et pragmatique à travers les témoignages des acteurs du mouvement, en tête duquel on citera l’exceptionnel Charles Piaget, leader évident, mais aussi Jean Raguenès, prêtre qui se rêvait éducateur et devint ouvrier, théoricien malicieux des événements. 

L’affaire Lip a sans doute pu exister par la rare conjonction de personnalités sortant du lot. Ces gens qui doutent, sont en questionnement permanent, s’ouvrent à l’autre, se fixent un objectif – aucun licenciement ne doit avoir lieu – et n’y dérogent jamais malgré les difficultés – la sphère privée de chacun mise à rude épreuve – et les pressions forcent le respect.

Pendant deux heures, on côtoie l’intelligence et ses manifestations : le travail de la pensée et l’émission des idées. Et ça fait rudement du bien de participer à ce rêve collectif qui a rendu possible quelque temps la plus excitante des utopies.

 

Patrick Braganti

 

Documentaire français – 1 h 58 – Sortie le 21 Mars 2007