cinéma

L'esquive de Abdellatif Kechiche     

 

 

    Qu’importe l’époque, l’environnement et surtout les usages, les sentiments sont éternels, au premier rang desquels l’amour évidemment. L’amour lorsqu’il s’accompagne d’intrigues, de jalousies et de manœuvres machiavéliques, rarement légères ni dénuées de souffrance, cela s’appelle aussi du marivaudage, du nom d’un fameux écrivain de la fin du dix-huitième siècle.

Nous sommes ici bien loin de ce siècle et des futilités de la Cour, puisque le film de Abdellatif Kechiche, déjà remarqué en 2000 avec La faute à Voltaire, se situe au cœur d’une cité grise et bétonnée dans laquelle nous faisons brutalement irruption dès la première scène, mise sur pied d’un règlement de comptes à venir entre bandes. Parmi ces garçons, le jeune Krimo quinze ans qui vit seul avec sa mère, son père étant emprisonné, se détache et part rejoindre sa copine Magali qui le plaque. Errant dans le quartier, il tombe sur une répétition de théâtre (Le jeu de l’amour et du hasard du sus-nommé Marivaux) et conjointement sous le charme de la vive et énergique Lydia. Les cœurs et les esprits peuvent s’emballer, le décor est posé…..

 

    C’est la grande force de ce film d’établir un parallèle entre la pièce de théâtre interprétée par quelques lycéens et leur vie quotidienne, exact reflet de l’intrigue de la pièce. Mais le film n’est pas qu’une variation subtile sur l’amour et ses affres. Il n’en oublie pas pour autant l’environnement immédiat de la cité et peut donc se voir comme un document sociologique de premier plan.

Alors oui bien sûr on peut longtemps épiloguer sur l’écart vertigineux entre la langue raffinée et précise de Marivaux et le langage grossier et pauvre de ces adolescents de banlieue, à la limite de la caricature par la répétition crispante de mêmes expressions éculées et finalement vides de sens, dont par ailleurs le code et la pudeur échappent probablement aux vieux privilégiés que nous sommes. Mais cela est peu d’importance et s’oublie très vite au fur et à mesure que le film gagne en intensité dramatique. Nonobstant, l’agressivité latente qui fait de chaque discussion une poudrière, la séparation marquée des sexes réunis des deux côtés de manière grégaire et la difficulté à communiquer et à écouter interpellent davantage en dressant un tableau d’une force et d’une vérité incroyables d’une jeunesse essentiellement d’origine immigrée laissée à vau l’eau, sans repères.

Ou alors un repère presque incongru comme l’est cette prof de français qui, dirigeant les répétitions, oblige ses élèves à se questionner et à aller chercher au fond d’eux des réponses. Et on est effectivement terrifiés de constater le niveau si bas de ceux-ci délaissés par le système à qui il faut réapprendre à articuler, à comprendre et à exprimer. C’est à la fois magnifique et cruel et une des dernières scènes du film finit par nous replonger dans une actualité abjecte et monstrueuse, témoignage peu amplifié des avatars d’une société sécuritaire et repliée, dont le jeune étranger non européen constitue le bouc émissaire idéal.

 

    Même si dépourvus, même si ne possédant pas les mots et les façons adéquats, ces mêmes jeunes – interprétés par des acteurs non professionnels criants de vérité et qui insufflent au film une intensité exceptionnelle– n’en sont pas moins des êtres pourvus d’un cœur capable d’aimer et de souffrir.

L’esquive leur fait une place magnifique loin de clichés misérabilistes, par un sujet fort et original, poignant et universel. Coup de cœur assuré de ce début d’année 2004.

 

Patrick