Match
Point
de Woody
allen
[4.5]
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70 ans, 39 films : Woody Allen semble bien
avoir trouvé le secret de l’éternelle jeunesse et
d’une longévité hors norme (un film par an depuis
son trente et unième anniversaire) qui ne serait
qu’anecdotique pour un cinéaste mineur mais qui, dans
son cas, relève d’une capacité somme toute constante
au renouvellement. Réinventer son travail est
l’apanage secret des grands artistes, qui – à
l’intérieur même d’une « thématique »
parfois constante – développent de nouvelles expérimentations,
ouvrent des voies inédites.
De ce point de vue là, Match Point opère un
brusque changement, pas tant parce qu’il se place
(paradoxalement) sous la tutelle d’un classicisme élégant,
déclinaison vieille Europe dont il fait le cadre de son
conte cruel (ancrant soudain son cinéma à l’écart
de l’improvisation foutraque des élans jazzy, du côté
de l’opéra – musique et lieu d’action – où
tout s’orchestre pour coller pile, et sans rien qui dépasse),
que dans l’irruption inattendue d’un personnage
curieux, solitaire et fermé, entre mutisme et détermination
cynique : Chris Wilton, ancien tennisman irlandais
de basse extraction s’élevant socialement à la seule
force de son ambition, pas plus démesurée qu’une
autre mais à laquelle il semble dans l’incapacité de
fixer des limites. Pour la première fois depuis des
lustres, le personnage Woody Allen, interprété
par le maître himself ou un valeureux faire
valoir (le calamiteux Kenneth Branagh dans Celebrity,
voire Jason Biggs dans Anything Else),
s’efface (une exception déjà mais dans le registre
de la (tragi-)comédie : Sean Penn en Emmet
Ray) au profit d’un corps ovni lestant ce récit –
et l’œuvre du vieux new-yorkais – d’une
profondeur directe à même de séduire les réticents
habituels d’un cinéma estampillé léger-citadin-snob.
Qu’on
ne s’y trompe pourtant pas : il n’y a dans ce
choix-là qu’une confirmation frontale imposée par la
forme (tragédie opéra) du vacillement permanent du héros
allenien, qui oscille à l’aveugle et de-ci et de-là,
entre une femme et une autre, un travail et un autre, à
l’affût tendu – d’ordinaire impossible – du
beurre et de l’argent du beurre. Faut-il d’ailleurs
condamner brutalement Chris Wilton de ne pas savoir - ou
ne pas pouvoir - trancher entre la pulpe sensuelle et
blonde de Nola la Yankee - apprentie comédienne - et le
luxe confortable de son union à Chloé - fille de
grande famille ? Dans un monde idéal - disons à la
fois moins sentimental possessif et plus libre - la
coexistence d'a priori opposés n'aurait pas cours,
ouvrant le champ (grand angle) à l'épanouissement véritable
de l'individu (et non pas à son seul substitut
professionnalisto-carriériste). Chris Wilton ne doit-il
pas au contraire s’envisager comme un être littéralement
déchaîné pour qui la question de fond posée
par le film sonne comme une langue étrangère :
innocence ou culpabilité seraient les adjectifs du
jugement moral qu'une société pose en bornes pour se
protéger de ce que ses propres débordements lui font
craindre.
La société
anglaise, toute en rigidités structurelles hyper hiérarchisées,
offre le cadre ad hoc pour une exploration plus
lisiblement cynique qu’à l’ordinaire. Ce qu’Allen
énonce clairement, par touches infimes (mépris de
caste, alcoolisme discret, l’art comme passe-temps) et
dans l’axe général d’un scénario huilé comme un
roman de Patricia Highsmith, c’est combien le
poids de la culpabilité – sujet central de Match
Point – repose d’abord sur les épaules
inconscientes du monde dans lequel, poisson turbo pour
marécage putrifére, baigne l’individu. La règle du
jeu (clin d’œil au Jean Renoir éclaireur de
castes coupables) dans cet univers-là est implicite :
je te donne, tu acceptes. Accueillir l’étranger
c’est prendre un risque et courir un danger : une
autre langue, oui, nerve ses réflexes, son corps et sa
pensée. Deux instincts prédateurs face-à-face.
Match
Point n’est certes pas
le meilleur film de Woody Allen, mais l’un des
plus efficaces assurément, deux heures de pur plaisir
à contempler ses qualités d’ordinaire peu soulignées
de direction d’acteur. L’ouverture précitée
d’une brèche neuve tient donc au jeu de Jonathan
Rhys-Meyers, acteur en devenir à mi-chemin des Ripley
(faux et vrais) que furent Alain Delon, Jude
Law et Matt Damon. Son poids lourde le film
d’une gravité de bon aloi, crédibilisant de sa
simple présence physique l’étroit fil de suspense-prétexte
autour duquel s’enroule le film dans sa deuxième
partie.
La grande
jouissance de ce trente-neuvième long métrage, ce
n’est pas le triomphe d’un certain immoralisme
cynique – vasque idéale à la propagande journaliste
d’une soi-disant mal-pensance, de fait sans portée
– mais l’hymne chanté, à travers lui, à la liberté
toute puissante de l’individu contre la société
(police, familles, femmes ventouses écrasées). Les détours
employés par Chris Wilton, condamnables et condamnés
dans la vie réelle, sont des victoires étincelantes au
cinéma : une belle leçon de subversion par un
vieux sage de 70 ans – un savant plein de secrets
pour l’éternelle jeunesse.
Christophe
Malléjac
Film
américain – 2 H 03 – Sortie le 26 octobre 2005
Avec
Jonathan Rhys-Meyers, Scarlett Johansson, Emily
Mortimer.
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