Peut-on
s’estimer déçu par un film de Terrence
Malick ? L’unanimité critique dont ce Nouveau
Monde fait l’objet a quelque chose
d’effrayant : comme si vêtu de ses
glorieux oripeaux, le discret réalisateur américain
régnait définitivement en maître sur une
assemblée de convertis goûtant béate les
fruits, pourris ou mûrs, tombés de son arbre de
la connaissance. Catégorie fruit mûrs,
l’exceptionnelle Ligne Rouge traçait en
un résumé virtuose d’un siècle de cinéma le
trait définitif à l’horizon du film de guerre.
Incomparablement doué dans le déformatage du
langage cinématographique, Malick crée
dans son coin personnel des bombes hors normes où
sa liberté inventive s’ouvre en un champ
d’exploration quasi total. Par-delà leurs
qualités (et défauts) propres, tous ses films
portent comme une signature, en germes plus ou
moins exploités, des échappées poétiques,
quand le discours voix off se situe lui à la
limite bancale de la métaphysique et de la
philosophie de comptoir. Ses métrages tiennent
souvent plus de l’opéra polyphonique et
sensitif que du récit scénarisé. D’un style
et d’une classe, qui l’écartant naturellement
du troupeau besogneux, le hissent dans une zone
d’évidence artistique.
Le
Nouveau Monde
n’échappe pas à la règle. D’une beauté
formelle cherchant une fois encore son accord à
la magnificence d’une nature luxuriante et
s’opposant résolument à la déliquescence que
l’humain semble traîner comme son ombre partout
sur le monde, musical (la musique de Mozart
d’abord et le score de James Horner bien
moins abouti que celui d’Hans Zimmer pour
La Ligne Rouge) et musical (l’entremêlement
des voix off, pensées et live), s’adossant
toujours au prétexte d’une ligne narrative,
aussi fine soit-elle – ici la légende de
Pocahontas, cette indienne de Virginie tombée
amoureuse d’un immigrant anglais (Smith).
L’entremêlement des niveaux de lecture :
fresque historique (vrai piège), histoire
d’amour (détail), récit initiatique (le fond
de la question).
La
légende officielle offre donc à Malick
l’occasion de se frotter à cette vieille
tradition cinématographique qu’est le
portrait de femme. Et tant qu’à faire, il opte
pour l’Eve originelle de l’Amérique
naissante. Voilà où se situe le diamant précieux
de ce (trop) long film, dans l’adhésion
charnelle au corps religieux de son indienne
(magnifique et habitée Q’orianka Kilcher)
comme arrachée au jardin d’Eden par des
immigrants pressés de la mettre au goût du jour.
Trajectoire en chute sur les ailes d’un amour
qui aveugle et rend sourd (toutes les mises en
garde de l’aventureux Smith glissent sur elle)
autant qu’il comble et fait vivre. Chute amortie
in extremis quand la femme occidentalisée pour
l’apparence pousse un dernier soupir en forme de
leçon de vie indienne.
Tout
le reste - combats, guerres de pouvoir,
colonisateurs pressés de reproduire leur monde à
l’identique plutôt que le réinventer – relève
du domaine du superflu, sinon pour souligner en
creux l’emplacement des vrais lignes de la
barbarie et de la vie. Les allers-retours, les indécisions
de Smith (le moyen Colin Farrell, pour une
fois plutôt sobre), font tomber la tension et
laissent poindre l’intérêt secondaire porté
par Malick à tout ce qui ne touche pas
directement Pocahontas. La limite du film se situe
précisément dans cette sorte d’obligation scénaristique
à laquelle curieusement il semble consentir. Trop
de faits, moins de notes : là où le récit
s’explicite trop, la sensualité s’évapore
vite. Des réserves suffisantes pour empêcher Le
Monde Nouveau de décoller vers d’enivrants
sommets, mais bien négligeables au regard de la
concurrence.
Christophe
Malléjac
Film
américain (2005) – 2 H 16 – Sortie le 15 février
2006
Avec
Q’orianka Kilcher, Colin Farrell, Christian Bale
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