Peindre ou faire l’amour
de
Arnaud et Jean-Marie Larrieu
[4.0]
|
|
|
|
Il fallait bien cette trouvaille géniale de l’argent
dématérialisé pour que l’être humain accède enfin
à la concrétisation de ses désirs dérivés, entendre
ceux pour lesquels le corps n’est pas vraiment
mis en jeu. Le XXème siècle portera longtemps sans
doute, comme un précieux trophée, l’invention, par
exemple, de la carte de crédit, corollaire
indispensable au développement d’une middle
class plutôt aisée et modelable comme de la pâte.
Sur les boulevards du shopping, hommes et femmes se
pressent sereins vers l’autel du grand soir :
cette attitude à présent congénitale se conjugue au
verbe consommer ;
on aurait tout aussi bien pu dire consumer,
comme le cours des vies et du temps sous l’effet de
flammeroles inodores.
On sait bien les ravages
disons anarchiques que ne manquerait pas de provoquer
sur le système capitaliste occidental le déboulé
soudain de formes sociales innovantes : la famille
dans son acception largissime (mariage, pacs,
concubinage, couple ou célibat volontaire) offre à
l’état son ciment le plus sûr. L’imperméabilité
de ces couches parallèles – et leur mise en
concurrence parfois féroce – assure la libre avancée
d’un système officiellement égalitariste mais
qu’on sait bien, de fait, parfaitement esclavagiste.
Bref,
tant que le corps fait ce qu’on attend de lui, roulez
carrosse.
William
(Daniel Auteuil,
faux calme), par exemple, n’avait aucune raison
valable pour se retrouver dans la peau du héros d’un
film des frères Larrieu. Météorologiste marié avec Madeleine – entrepreneuse
entreprenante et peintre du dimanche -, une fille
pensionnaire de la Villa Médicis : chromos du bon
bonheur bourgeois, publiez les bans, mariage, retraite
et basta. Cette fameuse retraite, conçue comme
l’horizon indépassable de toute vie méritoire ;
la publicité est formelle, vous pourrez encore
consommer, les papys lyophilisés et leurs mémés liftées
témoignent pour votre avenir.
Or c’est là précisément
que le bat (de William) blesse. Sa retraite – précoce
il est vrai : c’est un quinquagénaire à peine
bedonnant – pèse sur ses épaules comme un rideau de
scène viendrait clôturer l’affaire. Son appartement
étroit, sa vie conjugale en berne, ses ineptes amis
pour dîners vides. Il somatise comme d’autres
bovarysent.
Le mieux, dans ces
conditions, c’est encore le changement radical et –
dans son cas – de vêtir une panoplie de nature boy lâché en plein cœur de la campagne savoyarde. Le
mobilier résiste – canapé crème, téléviseur, four
micro-ondes, tout le confort moderne 2005 – mais ces
lents travellings entêtants sur le sommet des crêtes
alpines, la chevelure luxuriante de la végétation d'été,
finit par faire tourner la tête. Du balayage mécanique
des flancs de coteaux et des rosiers grimpants à l’échangisme
sexuel et naturel, il n’y a qu’un pas qui,
d’abord, laisse vacillant : on ne crache pas
impunément sur son glossaire de certitudes sans
ressentir, dans le tréfonds de son petit moi, une
pointe de culpabilité. On
s’est fait avoir pense-t-il immédiatement.
Pas
tant que ça, pensera-t-il à peine plus tard.
Conscient et soucieux de ne pas commettre l’erreur
fatale (on l’a vu) du couple Harford de l’ Eyes Wide Shut de Kubrick
où, à la question finale de son mari William (déjà)
(Tom Cruise) – ‘Et
maintenant qu’est-ce qu’on fait ?’ – Nicole Kidman suggérait (imposait serait plus juste) la baise
conjugale, palliatif commode pour éviter de fouiller
plus avant certaines questions pourtant essentielles qui
se posent au couple. Peindre ou faire l’amour bascule du côté ensoleillé de la
vie lorsque Madeleine (Sabine
Azéma, joueuse et sensuelle) – alors que sa fille
choisit l’engagement bourgeois sous couvert de
singularité – avoue en avoir ‘ras-le-bol
des natures mortes’. Ils peuvent donc retirer les
dernières épines, lâcher la pression, balayer à
nouveau le paysage et s’y perdre en aveugles.
Le
cousin asiatique Hou
Hsao Hsien produit en plans-séquences hypnotiques
un effet similaire, son observation minutieuse du corps
en ses variables disjointes rejoignant la réincarnation
dont William et Madeleine font l’objet. Dynamique du revival,
du corps épanoui, du désir qui monte et qui ne se vend
pas mais s’échange comme au (bon ou moins bon) vieux
temps du troc, quand l’humain nu n’éprouvait pas si
fort le besoin névrotique de combler par la possession
d’objets sa liberté frustrée.
Reste que la subversion a
les limites de ses personnages : tant qu’il y
match nul (tu baises la fille et moi le mec), on est
bien. Au-delà de ce schéma à peu près acceptable,
quid de l’évolution ? On ne tranchera pas ici
mais on ne pourra s’ôter de la bouche l’âcre goût
d’un beaucoup de
bruit pour pas grand-chose, sinon le spectacle
complaisant de bobos qui s’encanaillent. Mais que
pouvaient-ils espérer d’autre ?
Christophe
Malléjac
Film
français – 1 h 38 – sortie le 24 août 2005
Avec Daniel
Auteuil, Sabine Azéma, Amira Casar, Sergi Lopez
>
Réagir
sur le forum cinéma
|