Documentariste, homme de
gauche, l’Israélien Avi Mograbi bientôt
cinquante ans a la réputation justifiée et
entretenue d’un franc tireur, ne faisant pas
dans la dentelle ni dans le politiquement correct,
aimant prendre ses spectateurs à rebrousse-poil.
Son neuvième film qui bénéficie
d’une diffusion plus large n’échappe pas à
la règle, même si Mograbi fait ici preuve
d’une discrétion inhabituelle. Alors qu’il
s’est par le passé largement mis en scène, il
n’apparaît dans Pour un seul de mes deux
yeux qu’au cours de conversations téléphoniques
avec un correspondant et ami palestinien. Une fois
encore, le réalisateur s’interroge sur le
conflit israélo-palestinien sans apporter de réponses
définitives à ses [nos] questionnements.
La particularité du film est
de multiplier les supports filmiques et de mettre
en perspective l’Histoire ancienne avec les événements
actuels dans l’objectif de prouver la répétition
tragique et inéluctable des processus de
domination et d’humiliation, générateurs des
comportements kamikazes quand la mort devient préférable
à la soumission. Ce que souligne donc la
convocation des deux mythes de Samson et de
Massada que le film rappelle dans sa première
partie de manière brouillonne et confuse, semant
désarroi et léger agacement chez le spectateur néophyte ;
d’autant plus que Mograbi ne
s’embarrasse pas trop à travailler la forme :
caméra sauteuse et constamment mouvante qui
scrute et harcèle les soldats israéliens ad
nauseam. D’abord très déroutant, Pour
un seul de mes deux yeux, sitôt acquis les mécanismes
historiques, devient plus clair et franchement
passionnant. Sans justifier la violence, le
documentariste montre bien en quoi l’humiliation
subie et ressentie est à l’origine d’actes
fous et désespérés, commis par des hommes sans
espoir. Il faut voir cette ambulance bloquée à
un check-point (décor tristement habituel du cinéma
israélien comme c’était déjà le cas dans Intervention
divine) par des soldats refusant à la
personne malade l’accompagnement de sa famille.
Il faut entendre ce groupe de musiciens poing levé
prêchant la violence contre les Palestiniens dans
une sinistre répétition du comportement aryen
d’il y a soixante ans ; comme si on était
d’autant plus apte à faire subir à l’autre
ce qu’on a subi soi-même ; comme si aucun
enseignement ne pouvait être tiré du passé et
des spasmes douloureux de l’Histoire, même récente.
Pendant la majeure partie du
film, Mograbi confortablement installé
dans son bureau converse à bâtons rompus avec
son ami palestinien, rappelant les vertus du
dialogue tout en manipulant un humour féroce et
cynique. Tout bascule dans la dernière scène où
le réalisateur perd son calme apparent face à
quelques soldats qui refusent de laisser passer
des enfants coincés depuis des heures derrière
une porte grillagée. Dérisoire pouvoir de jeunes
militaires convaincus de leur bon droit que Mograbi
insulte copieusement. En totale rupture avec le
reste du film, ces ultimes images, outre la mise
en danger et l’implication physique du réalisateur
qu’elles suscitent, pose aussi la question de la
place même de l’auteur : doit-il être
simple observateur et rendre compte objectivement
d’une situation ou est-il confronté à
l’obligation morale de choisir sa place ?
En répondant par la positive à la seconde
alternative, Avi Mograbi ne se contente pas
de réaliser un film percutant et dérangeant.
Soudain il lui insuffle un humanisme absolument
bouleversant tout en rendant caduc tout artifice
fictionnel, qui jusqu’alors faisait partie intégrante
de son œuvre. Dégagé de toute ironie malvenue
et construit à partir de la seule matière
documentaire, Pour un seul de mes deux yeux,
film malaisé et grinçant, pamphlétaire et féroce,
nous laisse peu d’espoirs sur la résolution du
conflit moyen-oriental.
Patrick Braganti
Film Israélien – 1 h 40
– Sortie le 30 Novembre 2005
Avec Avi
Mograbi
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