Rois
et reine
de Arnaud
Desplechin
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Rois et Reine couronne magnifiquement le cinéma
français en cette fin d’année 2004. Arnaud
Desplechin nous livre en effet, avec son dernier
film, une stimulante partie d’échecs
tragico-burlesque et romanesque qui ne ressemble à
aucun genre, et où les fous ont toute la place qu’ils
méritent ! Le spectateur est ravi et dérouté, et
ravi d’être dérouté, par une histoire qui est tout
sauf linéaire et foisonne d’idées, tant stylistiques
que narratives.
Ainsi, les deux
personnages principaux, Nora et Ismaël,
apparaissent dans un premier temps très dissemblables,
en apparence, mais sont pourtant si proches et si
semblables au fond, comme s’ils étaient chacun la
face cachée de l’autre. D’ailleurs le goût du
secret les réunit, et ils sont tous deux assez mystérieux,
chacun à sa manière, même (surtout ?) dans les
scènes où ils se dévoilent…
Le film allie donc
adroitement un comique burlesque avec le personnage d’Ismaël
(Mathieu Almaric), et la tragédie avec le
personnage de Nora (Emmanuelle Devos),
tragédie antique même, les références mythologiques
étant savamment distillées tout le long du film (par
jeu ?), et en même temps une tragédie qui ne
s’appesantit jamais sur elle-même, une noirceur
paradoxalement très distanciée, comme s’il fallait,
quelque soit la situation, rester léger… ne pas se
laisser dominer par le drame, continuer à être dans la
vie et à avancer malgré tout… Même les suicidaires
apparaissent loufoques d’ailleurs dans ce film, comme
si, au fond, rien n’était jamais grave, même
l’envie d’en finir…
Arnaud
Desplechin
a expliqué d’ailleurs ses intentions : « Aller
vers le mélodrame, via le personnage de Nora, qui sait
le prix de la légèreté parce qu'elle a traversé
l'horreur. Ismaël, lui, n'a rien connu. Il est persuadé
d'être tragique, il s'obstine dans un désir de
tragique qui ne se concrétise pas... En creusant à la
fois les péripéties burlesques d'Ismaël et le destin
de Nora, on a découvert leur force vitale. Qu'est-ce
qu'on fait quand on rencontre le pire ? Et bien, tous
les deux restent vaillants, Ismaël sur un mode dérisoire
que je trouve très sport, et Nora, qui reprend le cours
de son existence comme si de rien n'était. Waouh, ils
survivent ! »
Et
il est frappant que Nora, avec toutes ses
contradictions, son auto-contrôle, sa dureté aussi,
est mystérieuse et très attachante, une femme, fragile
et forte à la fois, qui sait endurer et ne pas plier,
et qui se montre courageuse, notamment quand elle
affronte ses démons. C’est un vaillant petit soldat
persévérant et endurant, un roseau gracieux et féminin
qui ne veut pas plier, qui s’assume, malgré et contre
tout (et tous)… et qui forge ainsi l’admiration et
le respect. Emmanuelle Devos est parfaite dans ce
rôle d’une survitale qui va de l’avant, qui ne
s’appesantit pas sur elle-même, qui essaye de se libérer
de sa culpabilité et choisit la vie, encore et
toujours. Un vrai beau personnage romanesque, tragique
et néanmoins positif, qui va peu à peu s’émanciper,
et décidément un personnage féminin comme on en voit
peu au cinéma ! Comme le précise d’ailleurs Arnaud
Desplechin : « Nora
est une personne qui porte beaucoup sur ses épaules.
Pourtant, elle choisit la légèreté, ce qui est très
intelligent... La légèreté est la seule réponse à
la culpabilité... Elle croit être libre dans la première
scène, mais ne le sera vraiment que lorsqu'elle n'aura
plus besoin d'un homme pour se définir ».
Emmanuelle
Devos,
femme solaire qui n’a jamais été aussi bien filmée,
colle tellement au personnage de Nora qu’on
imagine mal quelqu’un d’autre (même une Juliette
Binoche, prévue pourtant initialement pour le rôle).
Elle est parfaite car elle même porteuse de plein
d’ambivalences, et pourtant, paradoxalement, très
droite et intègre y compris dans ses contradictions…
Elle a une palette très large, elle agace et séduit
tour à tour le spectateur, se dérobant finalement
comme le personnage.
Pour
le reste du casting, Mathieu Almaric confirme
tout son potentiel comique (déjà remarqué dans
« Un homme, un vrai » des frères
Larrieu), et distille subtilement lui aussi de l’émotion…
mais son rôle est plus linéaire, car surtout sur le
registre burlesque, et forcément donc sympathique !
Les
seconds rôles sont aussi des pièces importantes du
jeu. Hippolyte Girardot, en avocat toxico, est
hilarant (et on prend du coup conscience qu’il manque
sacrément au cinéma…), Maurice Garrel dans le
rôle du Roi-Père, monstre profondément humain, est
magistral (notamment dans la scène de la lettre), Catherine
Deneuve, en psychiatre posée et chaleureuse, est
impeccable dans deux courtes scènes… On pourrait tous
les citer (Noémie Lvovsky, Joachim Salinger,
Magali Woch…), ils confirment qu’Arnaud
Desplechin aime les acteurs et sait les diriger.
Le
film parle aussi d’une manière originale de la vie,
et de tout ce qui va avec (les hasards du destin… la
fatalité qui peut être vécue comme une malédiction…
les relations d’amour, souvent violentes, proches de
la haine, de la rancœur… les moments où tout
converge et où il faut décider, vite, de ce qui
arrive… la solitude, l’autonomie, comment assumer et
s’assumer seul, et arriver à trouver une forme de
paix… etc, etc, etc… plein d’etc, puisqu’à ce
niveau là, le film fourmille là encore d’idées)
Les
scènes alternent du comique au drame, notamment pour ce
dernier lors de la lecture d’une lettre qui n’est
pas sans rappeler le dernier Bergman, « Saraband »,
où le face à face, même différé dans le temps,
entre le père et la fille contient beaucoup de
violence, et d’amour donc… Le film montre bien en
quoi la mort appelle à l’authenticité, à des
instants où on ne peut plus tricher, à des règlements
de comptes aussi, avec les autres, avec soi-même...
surtout quand les personnages sont du genre à refouler
et maîtriser leurs sentiments. Arnaud Desplechin
évoque ainsi magnifiquement ces moments fatidiques où
tout bascule, où il faut agir et réagir vite, où on
est forcément seul...
Pour
conclure, et ce qui m’a personnellement le plus séduite
dans ce film, circule ce paradoxe, présent en filigrane
partout dans l’histoire, qu'au fond, tout est important, mais que rien n'est important non plus... on peut en rire donc... Et on rit
donc beaucoup, tout en se faisant surprendre au détour
par des moments d’émotion, tant dans le drame que
dans le burlesque d’ailleurs. Déroutés jusqu’au
bout, on ne sait pas exactement ce qui nous lie à ce
film, comme les personnages eux mêmes montrent bien
que, même au fond de leur solitude, ils ne savent pas
également ce qui les lie aussi entre eux. Mais le fait
est là. Et là est toute la grâce et la magie mystérieuse
de ce Rois et Reine.
Cathie
Maillot
Film
français - 2h30 - sortie le 22 décembre 2004
avec
Emmanuelle Devos, Mathieu Almaric, Catherine Deneuve,
Hippolyte Girardot, Maurice
Garrel, Noémie Lvovsky, Joachim Salinger, Magali Woch…
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