S21,
la machine de mort khmère rouge de Rithy
Panh
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Attention, film
choc ! Le genre de film que l’on rumine des jours
et des jours, dont les images et les mots tourbillonnent
en tête sans que l’on puisse les digérer.
L’intérêt de ce documentaire tient bien sûr à son
terrible sujet historique. Mais bien plus encore, et
c’est tout à fait exceptionnel, à la manière dont
il est traité.
En
effet, le film revient sur le génocide perpétré
pendant de très longues années au Cambodge par les
Khmers rouges. Il débute par un rappel historique des
faits avec les dates et chiffres clés. Deux millions de
morts entre 1975 et 1978.
Rithy Panh filme ensuite un homme qui évoque
cette période avec ses parents, devant la caméra. On découvre
au fil de la discussion que cet homme n’est pas un
rescapé de ce massacre, mais bien un ancien bourreau.
Encore
après, devant l’ancienne prison S21 (devenue Musée
du génocide en 1980), deux hommes arrêtent leur
marche. Il s’agit de deux des trois survivants de ce
camp de la mort (dans lequel près de 17 000
prisonniers ont été interrogés, torturés, puis exécutés),
Vann Nath, peintre et Chum Mey, mécanicien de travaux
publics. A l’idée d’entrer 25 ans après dans cet
espace de la mort, Chum Mey est incapable de prononcer
un mot et est secoué par un terrible sanglot.
Enfin, et c’est l’incroyable particularité et la
force inouïe de ce documentaire, le réalisateur décide
de construire ce film sur un travail de mémoire, en
confrontant les témoignages des deux parties, les 2
rescapés face à leurs bourreaux, d’anciens
personnels khmers rouges du S21 (un membre du
groupe interrogatoire, un interrogateur-dactylographe,
un responsable des registres, un photographe, des
gardiens, un conducteur, un médecin). Face à leurs
victimes, les bourreaux ne peuvent pas mentir, ni nier
les faits ou leur rôle.
Remontent donc lentement à la surface des terribles scènes
d’horreurs, illustrées avec les tableaux
bouleversants de précision (l’œil du témoin) du
peintre Vann Nath, mais aussi avec des photos
d’époque et les registres dans lesquels les moindres
faits, gestes et paroles étaient consignés. Certains
bourreaux, incapables de s’exprimer verbalement,
refont précisément les gestes qu’ils réservaient à
l’époque aux prisonniers : ouverture des portes
des cellules, bandage des yeux, passage des menottes,
distribution de gamelles d’eau, verrouillage des chaînes,
menaces systématiques de représailles à la moindre
protestation... Tout cela dans un ordre très précis,
afin d’éviter toute tentative de fuite ou de suicide.
Le documentaire, au titre très explicite, met peu à
peu en évidence chaque rouage, chaque petit détail de
cette machine de
mort, où tout avait été pensé minutieusement
pour la réussite du génocide. On apprend ainsi par
exemple que des « médecins » étaient
recrutés parmi les geôliers et expéditivement formés
en trois mois, non pas pour apprendre à guérir les
prisonniers, mais uniquement pour leur prolonger la vie
après une séance de torture pendant laquelle les
bourreaux n’avaient pas obtenu l’information souhaitée.
Ils apprenaient aussi à fabriquer de la vitamine C,
toujours dans le but de redonner des forces aux
personnes torturées (qui ne devaient absolument pas décéder
avant d’avoir parlé). Une autre de leurs pratiques
consistait à faire des « prises de sang » :
quatre sacoches prélevées sur un prisonnier que l’on
laissait ensuite à l’agonie. Les témoignages dépassent
tous l’entendement et les mots claquent et résonnent
comme autant de coups de fouet.
Mais Rithy Panh n’émet pas de jugement, son
film n’est pas un procès. Il pose sa caméra entre
les victimes et leurs bourreaux et capte les souvenirs
qui ressurgissent et en appellent immédiatement
d’autres. Trois années d’enquêtes ont été nécessaires
à réunir les informations (les hommes, les photos, les
archives, les lieux...) pour reconstituer cette machine
infernale, implacable. On imagine difficilement le
travail réalisé par Rithy Panh pour parvenir à
confronter victimes et bourreaux.
Ce film, bouleversant et sur un sujet effroyable, laisse
dans le cerveau du spectateur les mêmes traces
immuables que Nuit
et Brouillard d’Alain Resnais. Face
à l’horreur, ce dernier avait déjà décidé de
parler, alors que l’on choisit plutôt instinctivement
de se taire.
Réfléchir sur le passé pour aider à construire le présent,
voilà ce que permet le cinéma de Rithy Panh
avec S21. « J’ai
réalisé S21, la Machine de mort khmère rouge
par conviction, mais aussi comme une nécessité.
Filmer, c’est être avec les autres, corps et âme. Ma
vie, je la dois à ceux qui sont morts, j’ai des
dettes envers eux. M’engager vis-à-vis des vivants
est aussi un devoir. Ma manière d’assumer ma part de
travail de mémoire, c’est parler et donner la parole
aux témoins du génocide, victimes et bourreaux. Je
veux croire que chaque témoignage est une petite pierre
qui contribue à édifier un rempart contre la menace
toujours possible, ici et ailleurs, du retour à la
barbarie » (Rithy Panh, dossier de
presse).
Un document IMMANQUABLE et INDISPENSABLE. Un chef-d'œuvre
dont on ne ressort pas intact.
Yann
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