Terre et
cendres de Atiq Rahimi
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A l’image des deux protagonistes du film, une (bonne)
idée fait parfois un chemin étonnant. Ainsi celle qui
est à l’origine de ce beau film, qui fut il y a cinq
ans un roman écrit par le réalisateur lui-même.
C’est dire si cette vision fortuite en 1981 au nord de
l’Afghanistan d’un grand-père et de son petit-fils
marque durablement Atiq Rahimi, alors qu’il réalise
un reportage sur la vie ouvrière des mineurs. Le regard
perdu et désespéré de l’ancien, celui interrogateur
de l’enfant perturbent tant le futur cinéaste qu’il
souhaite immortaliser cet instant par une photographie.
L’appareil ne fonctionnant pas, c’est la mémoire de
Rahimi qui prend le relais en gravant et en
faisant germer dans son esprit les deux visages.
Au nord d’un pays dévasté et affamé par des années
de guerre, sur un pont mutilé qui enjambe une rivière
asséchée au fond de laquelle rouille une
automitrailleuse, Dastaguir le grand-père attend avec
Yassin son petit-fils le passage hypothétique d’un
camion pour les conduire à la mine où travaille Mourad
son fils.
Dastaguir
est porteur de mauvaises nouvelles : leur village a
été bombardé et toute la famille a été tuée à
part lui et Yassin. La hantise du grand-père est que
son fils apprenne la nouvelle par d’autres et sombre
dans la folie. Dans le même temps, il craint d’avoir
à la lui annoncer. C’est sans doute cette valse-hésitation
mêlée aux agissements presque turbulents et incontrôlables
du gamin qui repousse sans cesse leur départ de ce lieu
dépouillé, hautement chargé de symboles. En effet,
comment ne pas voir dans ce pont le trait d’union évident
qui sépare et réunit deux mondes différents. D’un côté,
une guérite surveillée par un gardien irascible qui
donne l’autorisation à l’accès pour la route de la
mine. De l’autre, une échoppe tenue par un ancien
marchand de Kaboul qui donne un peu de vie à
l’endroit.
Ici
le temps semble suspendu dans une attente indéfiniment
prolongée et résignée. Comme cette femme voilée et
sa fille qui copine avec Yassin, prostrées à l’ombre
d’un char désaffecté dans une position qui pourrait
être éternelle. De loin en loin, on entend des
bombardements, des brebis curieuses sautent sur des
mines : le pays est toujours en guerre.
Certes il ne se passe pas grand chose : peu de
mouvements, encore moins de paroles bavardes et
inutiles, alors comment se fait-il que l’émotion
gagne peu à peu. Sans doute parce que le pays filmé
est magnifique et grandiose, provoquant d’ailleurs
quelques plans esthétisants et complaisants. Cependant,
le réalisateur utilise avec intelligence la lumière et
les couleurs. D’abord de tonalité ocre et brune, elle
vire au gris et à la noirceur avec l’arrivée à la
mine. De la chaleur de la terre et de la poussière qui
fait penser à certains tableaux de paysages de Turner,
on glisse à la sombre froideur d’un village anéanti
pour finir dans une palette de dominantes grises et
anthracite, chargées d’angoisse, nous rapprochant
pour le coup de l’œuvre de Goya.
Cette
progression chromatique illustre l’évolution de
Dastaguir qui passe des doutes à la peur, ce que
souligne également l’utilisation parcimonieuse des
bruits et de la musique qui rompent le silence
majoritaire du film, devenu l’univers de Yassin sourd
depuis le bombardement de son village.
Les
deux personnages représentent chacun une facette de
l’Afghanistan : Dastaguir celle du passé, des
traditions, de la morale et des codes d’honneur avec
la primauté de la famille ; Yassin celle de
l’avenir et de l’espoir handicapée par le poids de
la guerre. Curieusement, celle de Mourad censée
incarner la contemporanéité n’existe pas, parce
qu’elle est celle de la trahison par les enjeux
politiques, sacrifiée et sans avenir, donc absente en
toute logique.
Hiératique, symbolique et profond, Terre et cendres
n’est pas seulement un ravissement pour les yeux. Il
offre aussi une réflexion inspirée et acérée de l’état
actuel et de l’avenir d’un pays ravagé à travers
l’histoire particulière de deux personnages interprétés
par des acteurs non professionnels en état de grâce.
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