L’actualité
constitue parfois un drôle de prisme à travers
lequel envisager l’appréciation d’un film.
Sorti en pleine dernière ligne droite de la
campagne présidentielle, Très bien, merci
s’inscrit comme trop rarement en France dans son
époque dont il dresse un portrait crispé,
frileux et terrifiant au final. L’idée du film
est venue à Emmanuelle Cuau par
l’observation des comportements de ses
contemporains et se forge autour de deux questions
maîtresses : quand chacun est dans son
droit, que se passe-t-il ? et qu’est-ce que
la normalité ?
Comptable
un poil angoissé ou perfectionniste – il
revient dans son appartement ou son bureau juste
après l’avoir quitté – Alex est certain de
son bon droit, d’abord lorsqu’il allume une
cigarette juste à la sortie du métro, ensuite
lorsqu’il regarde d’on œil curieux un contrôle
d’identité sur un trottoir, provoquant sa
propre arrestation par des policiers soudain
agressifs et peu disposés à être observés dans
l’exercice ô combien peu glorieux de leur métier.
Après une nuit en garde à vue dans des
conditions humiliantes, Alex, persuadé à juste
titre d’avoir ses raisons et d’être accusé
d’une faute inexistante, refuse de quitter le
bureau de police pour pouvoir obtenir des
explications d’un commissaire qui semble faire défaut.
Irrités par cette persévérance suspecte, les
policiers transfèrent Alex dans un hôpital
psychiatrique duquel sa femme Béatrice,
abasourdie par la mésaventure de son mari, tente
de l’extirper.
Entre-temps,
Alex perd son boulot et sa sortie de la clinique
va coïncider avec son projet nécessaire
d’entrer à nouveau dans la vie active.
A
travers l’histoire d’un couple tout à fait
quelconque – le film n’est pas une histoire
d’amour à proprement parler -, Emmanuelle
Cuau dresse le tableau d’une société
moderne passablement malade et désorientée dans
laquelle chacun se bat pour sauver les apparences,
donner le change en s’arc-boutant notamment sur
ses petites prérogatives, ses infimes pouvoirs
qui lui donnent l’impression fictive de son bon
droit, tout en désamorçant une pression sociale
de plus en plus insupportable.
Les
premiers concernés sont ici les forces de
l’ordre dont on espère à part soi ne jamais
avoir à tomber entre leurs pattes. Mais, ensuite
du côté des personnels soignants, le constat
n’est guère plus réjouissant : soit, on
n’a pas le temps, soit on vous assène un
« Votre mari a besoin de soins ; je
ne peux pas vous en dire plus ». Nous
sommes là dans l’arbitraire absolu qui autorise
l’arrestation et l’hospitalisation d’un
homme au seul motif de son existence et de sa
situation de spectateur désireux de comprendre
comment et pourquoi agît l’autre. Alex donc
comme cousin lointain de Joseph K, héros du Procès
de Kafka, même si la trajectoire du premier n’a
rien d’irrémédiable ni d’irréversible.
D’autres personnages secondaires viennent
soutenir l’intention de la réalisatrice :
ces employeurs ou ces recruteurs aux questions
hallucinantes et vides de sens ou encore les
clients de Béatrice, chauffeuse de taxi, réceptacle
à son corps défendant de leurs souffrances, de
leurs névroses ou de leurs dérèglements.
Sur
un tel sujet, Très bien, merci aurait pu
être pesant mais heureusement Emmanuelle Cuau,
déjà remarquée il y a douze ans avec Circuit
Carole, a choisi d’y instiller un humour à
froid franchement décoiffant, issu entre autres
de l’absurdité croissante de l’engrenage dans
lequel se débat Alex. La scène de préparation
aux entretiens d’embauche doublés en anglais
par Béatrice est cocasse, comme les réactions étonnées
et pleines de bon sens de Béatrice face aux
autorités médicales.
En
se concentrant sur quelques phénomènes
illustrant le dysfonctionnement généralisé, Emmanuelle
Cuau montre en quoi l’excès de lois et de
normes doublé d’une multiplication des limites
en tous domaines ne fait que le renforcer. Malgré
l’humour qui pointe finement, Très bien,
merci , film politique et dégraissé de toute
lourdeur et de tout sentimentalisme, n’édulcore
en rien la colère sous-jacente d’une jeune cinéaste,
citoyenne aigre-douce, dont la fin qu’elle
imprime à son film laisse parfaitement entendre
son absence d’illusions et de naïveté.
Patrick
Braganti
Comédie
dramatique française – 1 h 40 – Sortie le 25
Avril 2007
Avec
Gilbert Melki, Sandrine Kiberlain, Olivier
Cruveiller
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