cinéma

Trois enterrements de Tommy Lee Jones 

[4.0]

 

 

    Et pas de mariage en vue : nous ne sommes pas dans le cadre douillet d’une comédie british mais au contact rugueux d’un monde d’hommes – ce qui de fait suppose aussi l’existence (présente ou absente) de la femme. A la lisière du Mexique et des Etats-Unis, un patelin besogneux meublé de maisons-caravane et d’un snack-saloon tenu par une hôtesse peu farouche : décor cliché idéal pour tragédie classique ou moderne. L’Ouest au sens large recèle ainsi, dans ses limites géographiques et mentales, une panoplie si vaste de possibles qu’on peut y planter son petit drapeau sans peine. Il y a un côté fin du monde dans ces territoires extirés aux confins du néant, quelque chose qui rappelle par exemple le Pattaya où échouait en fin de livre le héros du Plateforme de Michel Houellebecq. Le monde après le monde. Les reines de beauté, miss propulsées droit dans le décor en sortant du collège, finissent par s’enfuir ou s’y résignent, oblitèrent un ticket-retour immédiat (au contraire d’Hollywood où les cars de province déversent leur lot quotidien de starlettes en devenir) ou se muent lentement en veilleuses discrètes de la compagnie des hommes, nouant de leurs atours physiques l’ordre (le shérif), le désordre (Tommy Lee Jones) et le territoire neutre (le mari).

Surgissant là-bas, impossible aussi de définir ce à quoi l’on a à faire : installations provisoires s’enracinant peu à peu ou zone de stationnement définitif vers laquelle aucun voyageur ne s’aventure jamais ? Le scénario n’est pas inutilement alambiqué tant qu’il saisit cette indécision de la caméra, hésitant à trancher entre des genres variables – drame, huis clos social, polar mauvais genre ou western. La dernière hypothèse bien sûr sera la bonne, la simplification soudaine des matériaux ouvrant, en une dernière partie franchement réussie, sur les grands espaces, codifiés jusqu’à la corde de potence, du classicisme disons fordien.    

 

    Trois enterrements donc mais un seul cadavre, le corps de Melquiades Estrada, véritable héros du film, objet de culte, d’adoration et d’entretien. Tué accidentellement (si l’on veut) mais enterré vite fait mal fait par des autorités locales peu scrupuleuses, soucieuses en revanche de préserver une certaine paix sociale (« les ennuis, j’aime pas ça ») et leur homme assassin. Dans le monde inversé, rétablir l’ordre bafoué est un geste sauvage : voici donc le désordre en personne (Tommy Lee Jones) nimbé de son code de l’honneur, chargé (promesse morale) d’enterrer son ami mexicain en ses terres, de l’autre côté de la frontière, dans le hameau déserté de Jimenez. Voyage au long cours, à dos de cheval, d’un mort traité comme un vivant, assis la nuit au coin du feu, coiffé, choyé, faisant l’objet de soins divers pour tenir le coup. Cette irruption de la mort à l’écran, cadavre de face droit dans ses yeux vitreux, tranche singulièrement, il faut le dire, avec le b.a.ba hollywoodien habituel sachant, des corps en cours de décomposition, ne rien montrer qui puisse choquer, croyant ainsi préserver le minimum syndical de rêve sur lequel l’industrie (car c’est bien de cela qu’il s’agit) a bâti sa légende. Ce faisant, T.L.J. se place résolument à l’écart, sous la bannière mal étoilée d’un Peckinpah ou d’un Leone, ces pourchasseurs d’un efficace cinéma-vérité, sans prétendre pour autant égaler les modèles : évitons donc de juger son film à cette aune difficilement rattrapable, contentons-nous d’en apprécier l’ultime partie  le voyage  dont le basculement côté western justifie pleinement la disparition des femmes de la ville (montée dans le car / refus de pénétrer - via le mariage – cet univers de mâles).

Les règles cette fois sont simples, œil pour œil, dent pour dent, ratissant les hiérarchies éprouvées du monde civilisé dans une vaste liberté d’être et d’agir. Si l’occidentalisation dévoyée s’exprime sur les écrans de télévision en séries brésiliennes ou feux de l’amour, elle ne touche qu’un côté de la barrière, la pin-up ou l’assassin qui s’égarent, ne forme au cœur de ces rocheuses à visages burinés qu’un spectacle curieux. Devenir un homme, un vrai, voilà au fond le discours de T.L.J., qui rattachant son geste à une certaine tradition de la justice privée, n’est pas exempt des égarements d’un populisme bas de gamme. C’est l’homme sauvage contre la vedette de lycée, la fusion aux éléments contre un meurtrier ignorant. On connaît la rengaine fredonnée depuis belle lurette par Papy Eastwood, voici donc l’autre Space Cowboy en son credo viril. Plus légalistes que la loi, cœurs tendres sous carapaces armées, ils sont les vieux tenants de la connaissance, les nouveaux sages chargés de faire le lien entre un cinéma classique et ses avatars moribonds : du beau travail sans fioritures, efficace et peu bravache, sans une once d’innovation non plus – on ne cède pas aux modernes.

 

Christophe Malléjac

 

Film américain – 1 H 57 – Sortie le 23 novembre 2005

Avec Tommy Lee Jones, Barry Pepper, Julio Cedillo

 

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