Il y a, au
tout début d’une chanson du dernier album de
Peter Gabriel -Signal to Noise- un
petit bruit étrange, auquel je suis surpris
qu’aucun journaliste musical n’ait prêté
attention. Traitant de la dépression nerveuse, de
la lutte pour communiquer, la chanson (un duo avec
Nusrat Fateh Ali Khan) est suffisamment
explicite pour que tout y soit scrupuleusement
identifié. (1)
C’est exactement le cas du film Zidane,
portrait du 21ème siècle, chef d’œuvre de
l’art contemporain, expérience mémorable dont
on n’a pas fini de parler dans les années à
venir et dont le silence gêné ayant accompagné
la sortie, est celui des cuistres, qu’ils aiment
ou non le football.
On connaît le principe comme Resnais connaît la
chanson : un belle soirée de Mai 2005, deux vidéastes,
Douglas Gordon et Philippe Parreno
ont planté 32 caméscopes numériques sur une
proie facile même si toujours en mouvement, le
footballeur français Zidedine Zidane. Ce
dernier évoluait sous un maillot noir et blanc
(involontairement un merveilleux symbole)
appartenant depuis des décennies à l’équipe
du Real Madrid. Une heure plus tard, les caméras
(éclairées par le che-op de Jeunet et de Seven,
Darius Khondji et épaulées par le
montage, proche de l’évanouissement, de Hervé
Schneid) rendent leur verdict : un footballeur
est avant tout un homme seul.
"Hey David !". On a pas rêvé.
Quand un "galactique" s’adresse à un
autre galactique, c’est uniquement pour lui
demander -timidement- le ballon. On a beau avoir
la trentaine passée, la retraite à portée de
crampons, les joueurs de foot ne sont reliés
entre eux par aucun esperanto : il faut réclamer
la balle (à David Beckham en
l’occurrence). Cette phrase simple et mémorable
(quand on est sensible à la mythologie) est -et
c’est une surprise pour le spectateur- l’un
des rares reliefs sonores de Zidane (le
film). Car là aussi, les cinéastes ont choisi le
décalage, la mise en abîmes pour mieux faire
ressortir l’incongruité qu’il peut y avoir à
jouer au ballon devant 90 000 personnes (aucune
autre configuration sportive n’offre un tel décalage
entre ceux qui sont vus et ceux qui regardent). En
fait, pour résumer outrageusement, nous sommes
plus près de 2001, l’odyssée de l’espace
que de Canal Satellite. La musique du film (omniprésente
: un plus) signée du groupe Mogwaï m’a
fait irrésistiblement penser aux nappes du film
de Kubrick, celui que nous connaissons mais
surtout celui qu’il a failli faire si les Pink
Floyd (que Kubrick avait contactés)
avaient donné leur accord(*).
"A certains moments du match, je peux
entendre le bruit d’un spectateur qui remue de
sa chaise, ou même le tic-tac d’une montre".
C’est Zidane qui parle, en voix-off, dans
un commentaire évidemment rajouté après coup et
après le coup de sifflet, mais qui semble issu du
cerveau du joueur « en direct live »,
quand tant de voix de documentaires semblent
factices, pompeuses et avides.
Un homme seul, écrivais-je... Comment l’homme
le plus regardé au monde en ce printemps 2006 (le
coup de boule de Zinedine en finale n’a qu’un
équivalent médiatique : les premiers pas de
l’homme sur la lune) peut t-il être esseulé
sur un terrain. D’abord parce qu’un
footballeur, même de ce calibre ne touche
VRAIMENT le ballon qu’environ 3 minutes par
match (c’est ce qui a surpris beaucoup de
journalistes) et erre beaucoup, en crachant énormément
(ce qui a surpris, de son propre aveu, Zidane).
Madrid oblige, on n’est pas loin de la corrida,
et on passe le temps de la projection à se
demander qui est le taureau : le ballon ou le
joueur ? Car le footballeur n’est pas si acclamé
que ça (les cinéastes ont choisi le parti-pris
courageux de montrer un public étrangement
passif, visuellement et auditivement) et qui
semble lui aussi embarqué dans un big-bang métaphysique,
une communion (en Espagne, les abonnés
s’appellent des "socios") sobre et
quasi rituelle.
Tous les clichés étaient à portée de caméra
dans ce film, et tous sont évités, comme un
slalom à haut risque.
L’intelligence des auteurs (et les producteurs
du film en ont probablement le mérite partagé) a
été de faire de la pelouse un lieu plus gris que
vert, où le spectaculaire se débine devant la réalité.
A plusieurs moments du film, notamment quand
Zidane -ou ses adversaire- sont feintés, on se
croirait alors dans un western. Le cow-boy reste
au centre (sauf quand il est feinté lui-même) et
autour de lui, un troupeau (au sens noble du terme
: la troupe) bascule, va-et vient, tourne autour.
La bande-son accompagne là-aussi cette étrange
sensation en donnant au pas des joueurs sur le
gazon une étrange ressemblance avec ceux des
animaux sur une prairie.
Mais Zidane est aussi un film sur la
synchronicité chère à Jung, et sur
l’intuition. "Parfois on a l’impression
que le scénario a été écrit à l’avance"
dit Zinedine en voix-off, laissant supposer qu'il
y a une fatalité (ou un enthousiasme) qui fait
qu’un match démarre bien avant le coup de
sifflet. Le Zidane que l’on voit dans ce film
qui est mieux qu’un hymne à un joueur, apparaît
comme un homme soucieux -qui entend même les
insultes- concentré, habité, et que même une
conclusion heureuse (durant le match il donne un
ballon gagnant à Ronaldo) n’apaise pas tout à
fait. mais c’est aussi l’homme épanoui, qui
court après le ballon comme le petit garçon qu¹il
était et qui "entendait" ses propres
actions commentées par la voix d’un autre (2).
Un homme heureux mais dont étrangement le visage
ne s’éclaire que quand il est pris en faute ou
fait faute.
En fait, ne cherchez plus, Zidane, c’est Mona
Lisa.
Pierre
Gaffié
1) Selon moi, il s’agit d’un cri de perte de contrôle, de dépression, suivi d’un coup de batterie reflétant soit la sanction, soit le ... rebondissement ! La voix étant celle du chanteur.
2) en fait celle de l’ancien commentateur de
"Téléfoot", Pierre Cangioni.
(*) On peut
d'ailleurs noter une étrange similitude entre les deux films jusque dans leurs... titres :
2001... et Zidane, un portrait du 21ème siècle. Le même souci de
pérennité...
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