Si le titre n’avait pas déjà
été utilisé, peut-être François Bégaudeau
aurait-il pu appeler son second roman L’esquive,
tant il y érige en art de vivre la tangente, la
bifurcation, le « Sideways » pour
reprendre une fois encore le titre d’un film récent.
L’art de filer en diagonale qui nécessite pour le
narrateur trentenaire tendance asocial maladif une
vigilance de tous les instants. Dans son prologue
excitant à souhait, Bégaudeau décrit
l’attitude sans cesse à l’affût « tête
haute buste droit » permettant d ‘anticiper
et de fuir toute rencontre inopportune avec des fantômes
du passé. Une conduite qui fait ses preuves
jusqu’à la rencontre inévitable avec Jacques un
ami de lycée avec lequel « on ne s’en
sortirait pas avec une petite oblique routinière ».
Celui-ci l’invite à passer un week-end à la
campagne pour fêter le premier anniversaire de son
mariage.
Le mutique
narrateur bien malgré lui n’a guère le choix et
se met au bord de la route pour se rendre quelque
part en Touraine. Ce trajet en stop où se dessine
une architecture géométrique des bretelles, des
autoroutes, des panneaux de signalisation est une
succession de rencontres avec des chauffeurs en quête
de sens à la destination hasardeuse dont le
voyageur écoute les longs monologues de plaintes,
de désillusions ou d’échecs. Chaque petit bout
de ce périple se termine par « Je ne vais
nulle part, mais ce n’est pas par là »
de la part du conducteur et le « C’est
parfait » du passager. Lequel finit par
arriver dans le village de Jacques qui le récupère
et l’amène à sa maison, où quelques invités
sont déjà arrivés.
Dans la partie la plus importante
– et sans doute un poil trop longue - du livre, Bégaudeau
met en scène une quinzaine de personnages dont il
dissèque avec cruauté et ironie la vacuité et
l’indigence des propos et des relations. Parmi
ceux-ci, Jean Billard philosophe pérorant et
coutumier de fumeux aphorismes, la grosse Chantal
dont le but ultime est de « se faire niquer »,
Marie et Martin un couple d’enseignants aux échanges
balisés de « entre guillemets »
et « on va dire », Joe qui connaît
vraiment beaucoup de monde, un collègue de Jacques
venu du Sud-Ouest bon rugbyman à l’accent prononcé.
Sous fond d’actualité – la guerre contre l’Irak
est présente à travers le poste de télé et
copieusement commentée par la fine équipe -, la
soirée s’écoule de l’apéritif au repas dans
une ambiance terne et convenue qui, alcool et ennui
aidant, va virer au délire le plus total dans la
dernière partie du livre.
L’auteur de Jouer
juste, sorti en 2003, livre ici un roman étrange
et déconcertant, parfois horripilant à cause de
quelques longueurs, souvent très drôle et
franchement grinçant. Ce récit brillant et
troublant en forme de ballet en quatre parties est
écrit dans un style parfois télégraphique qui
multiplie les répétitions, alterne dialogues et
narration et se développe en une logorrhée finale
assez barrée. Certaines phrases sont construites
avec le renvoi du verbe à la fin et se déroulent
comme un écheveau.
On a rarement vu un narrateur,
dont on ignore le nom, seulement affublé d’un
« Teddy » par un des convives,
aussi effacé et passif, dans l’incapacité
d’employer le « je », préférant
se désigner par un « ici » de
situation. Cette distanciation, cette volonté de ne
pas s’impliquer procurent à Dans la diagonale
une atmosphère singulière et prenante. La lecture
des dernières pages où se mêlent quelques invités
et un tas de loustics déjantés offre ainsi une réelle
échappatoire à un narrateur – et son créateur ?
– de pouvoir prendre définitivement la tangente.
François Bégaudeau
se confirme comme un auteur bizarre, à
l’imagination débridée, à l’écriture moderne
et inventive, bref un écrivain à suivre.
Patrick Braganti
Date de
parution : janvier 2005
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