Ne vous attendez pas en ouvrant ce livre à lire une
histoire ; il n’y en a pas, seulement une
multitude de récits, discussions, sermons,.. enchâssés
qui se succèdent au rythme des digressions
incessantes du narrateur dans son entreprise d’écriture
de sa propre vie. La ligne droite semble délibérément
proscrite ici, même si Tristram nous annonce à la
fin du volume VI, que ses digressions étant de
moins en moins fréquentes, il va enfin arriver à
cette ligne parfaite. Et n’allez pas croire que
cela vous permettra de savoir quoique ce soit sur
Tristram Shandy et ses opinions, car d’opinions
vous connaîtrez celles de son père et de quelques
autres, mais assez peu les siennes. Et, il vous
faudra attendre plus de la moitié du roman pour que
le fameux Tristram montre le bout de son nez, fort
peu pointu puisque écrasé par les forceps du médecin
présidant à sa naissance. Mais tout cela n’a que
peu d’importance. Tristram Shandy est avant
tout un roman sur l’écriture et les livres. Les
livres parce que les références à Rabelais,
Cervantès, Shakespeare, Locke,
et bien d’autres sont omniprésentes. L’écriture,
car c’est en fait le seul vrai sujet, sujet qui
est le seul objet de la vie du narrateur :
Tristram nous prévient que pour lui vivre et écrire
c’est tout un. En fait, ce que dit Tristram de L’Essai
sur l’entendement humain de Locke, à
savoir qu’il s’agit de « l’histoire de
ce qui se passe dans la tête d’un homme »,
s’applique à merveille à ce livre construit sur
les associations d’idées, les sauts d’un sujet
à un autre propres aux processus de la pensée. Je
n’avais lu de roman plus moderne depuis bien
longtemps. Je n’avais pas lu non plus de roman
plus drôle.
Sterne fait éclater toutes les règles
classiques du roman. La préface attendra la page
289, moment où le narrateur nous annonce :
« Ouf ! tous mes héros, à l’heure
qu’il est, se débrouillent donc tout seuls ;
je ne les ai plus sur les bras ;
––––– et c’est bien la première fois
que je puis disposer d’un moment de loisir ;
––––– aussi m’en vais-je profiter de ce
répit pour écrire ma préface. » Plus
loin, Tristram nous dira qu’il trouve un livre
fort mal fait, imputant l’erreur au relieur, car
l’introduction n’y est pas au début ! La mère
de Tristram se penche dans l’embrasure d’une
porte et, la laissant là, il nous gratifie d’une
longue digression, pour revenir à elle en
remarquant que le lecteur doit se demander, à bon
droit, ce qu’il est advenu d’elle pendant cet
intervalle. Les adresses au lecteur, et à la
lectrice, sont nombreuses et vont jusqu’à
l’ordre de fermer la porte, ou de relire le
chapitre précédent, pour comprendre ce qui est
dit, car il ne s’agit pas de se répéter et tout
lui expliquer,.. même s’il le fait immédiatement.
Certaines des notes de l’auteur rectifient les
erreurs du narrateur. Cela fourmille aussi
d’inventions typographiques (page entièrement
noire ou totalement vierge, chapitres laissés en
blanc,..).
On pourrait multiplier les exemples à l’envi ;
mais, le risque est grand alors de n’y voir
qu’un roman fantaisiste, voire même d’une
extravagance purement gratuite. Or, comme chez Rabelais,
le comique, le grotesque sont au service du
rationalisme et de la critique de conceptions théologiques,
philosophiques et médicales surannées ou erronées.
Sterne qui, il faut le rappeler, était
pasteur, ne dut pas se faire que des amis avec cet
ouvrage. Mais, il n’est pas dit que les auteurs
qu’il pastiche, Montaigne, Locke et
tous les autres soient nécessairement ceux qu’il
veut attaquer. En effet, les conceptions du temps,
du langage, de la perception et plus généralement
de la subjectivité qui se dégagent du texte sont
bien proches de celles de Locke. Sterne
est un auteur des Lumières, mais les Lumières
anglaises sont bien moins pétries de convictions
que les françaises. Au final, c’est peut-être le
scepticisme de Hume, le grand philosophe écossais
de l’époque, qui trouve son écho ici. Et la
psychologie associationniste de ce dernier semble
refléter au mieux le mouvement des digressions.
Il faut ajouter un mot sur cette magnifique
traduction. Guy Jouvet a adopté certains
partis pris qui pourraient faire grincer des dents.
Il ne modernise pas le texte comme on a tendance
parfois à le faire ; au contraire, il use
assez souvent d’archaïsmes qui peuvent gêner les
lecteurs actuels, mais qui donnent une saveur
incomparable au texte – Rabelais n’est
pas étranger à cette langue. Il traduit les noms
propres, ce qui est presque vu comme un péché à
l’heure actuelle, mais comment faire alors que ces
noms sont chargés de sens. On peut, en revanche,
regretter que cette traduction ne soit pas plus
annotée. En 1998, avait paru, chez le même éditeur,
le premier tome de Tristram Shandy accompagné
d’un riche appareil critique (peut-être trop
riche, puisque de même dimension que le texte lui-même).
Ici les notes sont réduites à une peau de chagrin.
Ainsi, il faut connaître son Locke sur le
bout des doigts pour voir que la comparaison faite
par Tristram entre les défauts de notre perception
et la mauvaise impression d’un sceau dans la cire
n’est que broderie et mise en scène à partir du
passage similaire de L’Essai. Il en est de
même pour nombre de passages. On peut espérer que
cette édition intégrale n’est que le prélude à
la publication d’une édition critique intégrale.
Ce roman est un de ceux qui méritent une place dans
toute bonne bibliothèque, à côté des plus
grands, car il est leur égal. Malgré la relative méconnaissance
de ce texte par les Français, sa descendance est
loin d’être négligeable. Diderot qui
l’admirait, s’en inspirera pour Jacques le
fataliste ; Hoffmann avec le Chat
Murr reprendra le flambeau ; et plus près
de nous Si par une nuit d’hiver un voyageur… de
Calvino fait écho à certains des procédés
de Sterne dans Tristram Shandy. Il est
curieux qu’un auteur fort connu à la fin du XVIIIème
et au début du XIXème ait dû attendre
cette nouvelle traduction pour connaître un regain
d’intérêt, mais un tel livre ne vieillit pas, et
reste toujours d’une actualité littéraire brûlante.
Dominique
Fagnot
Date de
parution : février 2004
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