Adèle
est conductrice de navette scolaire pour les enfants
des plateaux isolés, loin là-haut, nichés au
coeur des gorges et jamais à l'abri des congères
et des vents scélérats.
Adèle adore ces gosses, des adolescents muets,
taciturnes, mais respectueux, ayant su établir une
connivence discrète. Elle les appelle ses ligériens,
"il faudrait dire altiligériens, mais c'est
moins facile, et comme je ne les appelle qu'à part
moi, ça me regarde". Voilà le tableau...
Comprenne qui voudra mais le sujet s'emmêle dans un
imbroglio de féminin/masculin quand Adèle parle
d'elle entre "quand j'étais petit", dans
son pays où elle a grandi avec son frère Axel, et
ses parents, dans la ferme du fond, et le présent,
qui la voit revenir avec ses traits de femme seule
et mystérieuse...
Axel est d'ailleurs revenu au pays, lui aussi. Cela
faisait quelques années qu'ils étaient fâchés,
mais ce retour sonne l'heure des règlements de
compte, Adèle le sent dans son ventre.
D'ailleurs, il s'en passe des choses dans son
ventre, quand ça tire et ça fourmille, ça sonne
et ça crie, surtout quand Tony le costaud posera
son regard sur elle et lui filera quelques rougeurs
sur les joues...
Qui est-elle, Adèle ? Que cache-t-elle et que
craint-elle ? Son chemin quotidien à travers les
routes escarpées et glissantes n'est pas seulement
le nid de ses soucis, en plus de sa tête renversée
pour l'inconnu, le retour du frangin, les souvenirs
d'enfance et les regards persistants de ses gamins
qui la sondent et la transpercent... ça commence à
faire beaucoup pour Adèle.
Emmanuelle Pagano a réussi un formidable tour de
force en tendant la main au lecteur pour le prendre
à bord de la fourgonnette scolaire, on s'y
installe, on boucle sa ceinture, on s'y trimballe,
les lèvres gercées, le souffle court, la boule au
ventre. C'est scotchant.
Se glisser ainsi dans la tête de la narratrice,
cerner sa troublante identité, son énigme et son ambiguïté
est un cadeau inouï, et une reconnaissance haute et
digne de la perplexe relation entre l'identité et
la sexualité... là je dévoile trop, et pourtant
je veux m'en tenir au flou, tel qu'on le ressent
quand on tourne les premières pages du livre.
Je le signale d'emblée, mais c'est imparable, lire
Les Adolescents troglodytes fait fonctionner ses méninges,
surtout au début. Mais le paradoxe est érigé à
une hauteur tout à fait abordable et suffisamment
stimulante pour s'y engager.
Et puis, il faut souligner le style de l'auteur qui
mêle à la simplicité une sophistication tout à
fait appréciable. C'est clair, j'ai été étonnée,
séduite, bousculée mais enchantée. Emmanuelle
Pagano parvient à décrire les éléments, un pays
de gel, l'isolement, la rudesse, l'habitude et les
émotions papillonnantes en un tour de main.
Car ce n'est pas juste une mise en lumière d'un
milieu rural ou des arcanes de l'adolescence, c'est
tout au contraire un numéro de haute voltige sur le
cœur d'une femme dans un corps empêché (là,
c'est pour faire un clin d'œil au site de l'écrivain,
mais ça colle !). Alors juste pour vous convaincre
une dernière fois : lisez donc ce roman, très
troublant, très bien écrit, riche de mille manières.
Un charme fou s'y loge !
Stéphanie
Verlingue
Date de
parution : janvier 2007
|