En équilibre précaire entre acceptation résignée
d’une destinée sans destin et prise de conscience
de l’absurdité de celle-ci, les personnages de L’étourdissement
touchent le lecteur au plus profond.
Dès le saisissant chapitre d’ouverture, on est
pris aux tripes. Dans ces premières pages se mêlent
fatalisme, attachement viscéral à un lieu
apocalyptique et désespoir le plus profond. Mordu
au cœur, on tourne les pages de ce roman, sourire
aux lèvres, ému, les yeux parfois embués, en
empathie totale avec le narrateur.
Avec
une grâce candide, un sens de la formule et un
humour aussi sombre que tendre, Joël Egloff
réussit le tour de force de faire rire
franchement avec l’histoire la plus noire et désespérée
qui soit.
Celle
d’un narrateur sans nom, dans un coin de campagne
jamais nommé, imaginaire, comme survivant après
quelque incident nucléaire tant la nature y est
nocive.
Ici, « les enfants sont pâlots, les
vieillards sont pas bien vieux. On fait d’ailleurs
pas toujours la différence entre eux ». Et
pour cause : la météo est déprimante, un
brouillard omniprésent enveloppe la région d’un
sale coton, le soleil brille comme par erreur une
fois par an, et les lignes à haute tension font crépiter
les cheveux et vrillent le crâne… Odeurs de
souffre, d’œufs pourris, fumées noires, d’où
qu’il vienne le vent n’apporte que des miasmes.
En
cette étrange contrée, la rituelle promenade du
dimanche –bucolique à sa manière- commence derrière
le parking du supermarché. Elle longe les voies
ferrées, permet d’admirer la décharge et la
station d’épuration, et mène droit à un
panorama idéal pour un pique-nique : juste après
la rivière qui mousse, s’étend dans un vacarme
insoutenable le paysage des pistes d’atterrissage
de l’aéroport. Voici qui donne envie… Et
pourtant, tous attendent la fin de la semaine avec
impatience… Parce qu’ils sont d’ici. C’est
laid, c’est sans attraits et sans nul doute
malsain, mais c’est chez eux, et ils n’ont
jamais rien connu d’autre. « C’est pas une
vie » dit le narrateur à son ami Bortch.
« C’est la nôtre pourtant » lui répond-il.
Si le héros du livre, dans un sursaut vital, se dit
qu’il partira –oui, un jour, c’est sûr-, ce
sera les larmes aux yeux car « après tout
c’est ici que j’ai mes racines. J’ai pompé
tous les métaux lourds, j’ai du mercure plein les
veines, du plomb dans la cervelle. Je brille dans le
noir, je pisse bleu ». Oui, il pleurera,
c’est certain, car « on s’attache, même
aux pires endroits… Comme le graillon au fond des
poêles ».
Dans ce drôle d’endroit pas gâté par les dieux,
c’est l’abattoir qui fait vivre les hommes. Le
narrateur y travaille, il y « épluche les
vaches comme des bananes ». D’après sa
grand-mère, avec laquelle il vit et qui se nourrit
« des restes du chat qui a pas voulu finir les
leurs », s’il avait fait quelques études il
travaillerait à la déchèterie. Alors on peut dire
qu’il aurait réussi dans sa vie. Sa vie où
l’insoutenable est la norme, et la violence une
habitude banale.
Là,
humains assommés par le quotidien et bêtes de
somme bientôt terrassées par le fatal coup de
massue se retrouvent, dans une fade odeur de sang.
Abasourdis les uns autant que les autres, ils éprouvent
dans leur chair cet « étourdissement »
fatal qui donne son titre au roman.
Le
soir, enivrés par le parfum des tripes et des
boyaux, les employés repartent chez eux. Ca
zigzague sur les vélos. Groggys, certains s’arrêtent
sur le bas-côté et s’endorment dans le fossé.
Attendant un lendemain pas meilleur.
Joël Egloff possède l’art tranquille d’émouvoir
profondément le lecteur. Style singulier et
efficace, propos surprenant et poétique, il n’use
d’aucun effet, ne recourt à aucun pathos
compassionnel. Pas d’apitoiement, jamais, ni des
personnages par rapport à eux-mêmes, ni de
l’auteur sur ses créatures. Et après avoir saisi
son lecteur au cœur, il porte l’estocade d’un
mot, d’une réplique cinglante, aussi drôle que désabusée.
Sa prose est vivante d’images fortes, d’un réalisme
naïf et cru. Ca s’appelle le talent. Et on en
redemande.
Christelle
Mata
L’étourdissement
a reçu le Prix du livre Inter
2005.
Date de
parution : 07/01/2005
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