Qui
peut aujourd’hui (2005) mesurer - alors que le
temps médiatico-historique s’efforce de créer
des blocs de légendes indifférenciées - la portée
d’une chanson telle que « Like a Rolling
Stone », événement pourtant phare de
l’été américain 1965, quand déboulant par les
postes de radio elle offrit à Dylan le
sommet des charts, son premier hit grande portée ?
Du chanteur folk déjà dans la place, le
basculement fut radical, pas tant dans son esprit
que dans celui du public et des fans prêts à en découdre,
physiquement parfois. Il y a une alchimie propre à
toute oeuvre d’art, un lien secret entre le temps
donné précédant son irruption et l’écho plus
ou moins violent qu’elle provoquera. Tout le mérite
de Greil Marcus tient justement dans sa
capacité à ratisser la géographie
spatio-temporelle de l’onde de choc que fût
« Like à Rolling Stone ».
L’enregistrement
proprement dit, les questions de studio, les jeux de
musiciens ou de personnes auront la part congrue
mais essentielle cependant,
miroitante au cœur du livre. Cette atmosphère
étrange présidant à la mise en boîte d’un
joyau musicalement très abouti, contant (once
upon a time) un récit englobant tous les récits
possibles, contient son lot d’incertitudes et de
hasard. Et la simple universalité – cette
incarnation désincarnée – en guise
d’explication de la portée de l’œuvre ne
suffit pas ; il s’agit plus, selon Marcus,
« de tracer une ligne pour voir ce qui se
passe : pour voir qui s’avérerait être de
tel ou tel côté de la ligne, et qui pourrait la
traverser, tant dans un sens que dans l’autre. En
ce sens la chanson, en tant qu’événement, a
transformé ses auditeurs en témoins ».
Dylan
a vingt-quatre ans, il sort de la bohème
relativement confidentielle de New York mais ne
s’en arrache pas ; jamais sans doute a-t-il
conçu « Like a Rolling Stone »
(et l’album – Highway 61 Revisited –
qui suit) autrement que dans la continuité de ce
qui précéda. Si la révolte advient, il ne l’a
pas plus cherchée que la célébrité. Et elle
advint bel et bien, presque aussitôt, avec une rare
violence dès le festival de Newport où
d’ordinaire il se produisait en héros : huées,
sifflets, le son mi-pop mi-rock’n roll montré du
doigt par la clique conservatrice du folk
traditionnel. La tournée ne calme pas les ardeurs,
bien au contraire : un point d’incandescence
est atteint le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de
Manchester : « ‘Judas !’ cria un
jeune homme ». « Comment peut-on se
lever dans une salle de concert remplie à craquer
et crier ‘Judas !’ à un juif ? »
interroge Marcus.
Au-delà
du feu brûlant des sixties – imagine-t-on de nos
jours une chanson produire semblable effet ?
– l’écrivain journaliste traque les traces de
«Like a Rolling Stone » jusque dans
deux chansons récentes : la reprise du
« Go West » des Village People
par les Pet Shop Boys (1993) et, surtout,
« Highlands » de Dylan
lui-même, « telle qu’elle clôt l’album
de 1997, Time Out of Mind, qui était
vraiment un western, avec ses villes fantômes et
son mauvais temps, une œuvre d’art américaine
aussi complète et sans compromis que la trilogie de
Philip Roth, publiée de 1997 à 2000, composée
de Pastorale américaine, J’ai épousé
un communiste et La tache ».
Fameuse référence car si « Like a Rolling
Stone » – et « Highlands »
dans son prolongement futur – déploie un
territoire extirpé de toute réalité nationale,
ses racines plongent dans la profondeur ambiguë du
territoire américain, terre brûlante et blessée
(les émeutes de Watts, 34 morts à Los Angeles, ont
lieu durant cet été 1965) des droits civiques et
d’un racisme d’Etat quasi-officiel, à
l’amorce aussi du bourbier vietnamien. Un monde en
état de décomposition avancée où, comme le
souligne Marcus, la chanson de Dylan
s’avançait comme une dernière chance de
raccrocher la nation à l’innocence perdue. Le
malentendu sera d’autant plus fort : figé à
jamais dans son costume de chanteur contestataire, Dylan
n’échappera plus à son étiquette.
Pour
expliquer l’effet Dylan, force est de
revenir aux fondamentaux de son activité : son
seul talent d’artiste singulier capable de faire
la différence sans conceptualisation superflue. Greil
Marcus convoque la très belle interprétation
du critique Robert Ray : « le son
de la voix de Bob Dylan a plus changé les idées
des gens sur le monde que son message politique ».
Marcus : si « Like a Rolling
Stone » n’était pas un « mur de
son », ses couplets n’en étaient pas moins
une rivière de son, et son refrain une montagne de
son : river deep, mountain high ». En son
essai libre et savant, sur un rythme de valse à
trois temps, cette énorme aventure américaine à
vocation universelle s’érige en moment historique ;
une leçon pratique à vocation des chercheurs
d’art.
Christophe
Malléjac
Date de publication : 7 octobre 2005
Date de
parution : 24
août 2005
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