Voilà
donc des personnages d’Edward Hopper qui
discrètement déguerpissent flottent un bref
instant et se réfugient au grès du hasard dans un
volume de Franz Kafka… Il y a de cette
saveur là dans ce recueil de nouvelles de Steven
Milhauser : un goût pour la discrétion (une
des qualités essentielles chez les fantômes) une
distance ironique et tendre face au sujet, un réalisme
surnaturel entraînant le lecteur dans une sorte de
rêve éveillé.
Pour
nous tenir à la limite de l’éveil dans cette très
mince strate proche du sommeil où se déboutonne la
poésie, Milhauser a une recette assez particulière :
quand d’autres ne surnagent pas au-dessus de leur
moi encombrant, lui ne parle jamais de ce qui
pourrait être un semblant de lui-même. Il canalise
ses efforts sur ce qui ouvre son imaginaire :
les objets, les mythes, l’illusion engendrée ou
la rigueur apparente des automates… Au risque
parfois de paraître désincarnés et manquants de
chair ses récits partent toujours d’un point de
friction minimum avec le réel pour finir dans une
sorte de réalisme converti à la magie par
l’illusion et le factice.
Il
y a par exemple cette première nouvelle où avec
une attention aux plus infimes détails une partie
de Cluedo décapsule la mécanique de
l’imagination. Le colonel Moutarde tente de séduire
une Mlle Rose quasi affriolante, le docteur Olive
est un drôle de coquet voyeur à ses heures
perdues… Comme chez le Georges Perec des choses
les détails scrupuleux (Boite de Cluedo,
jetons, conditions atmosphériques…) ouvrent le récit
vers des périls insoupçonnés. Le passage entre
les joueurs supposés bien réels et vivants et les
pions de la fiction supposés eux inanimés (et en
plastique) n’est pas si simple. D’ailleurs le
Docteur Olive finit par être bien plus palpable que
le quidam incertain qui le fait avancer à coup de dés
aléatoires ! Quelques pages plus loin dans un autre
récit « Derrière le rideau bleu » un
jeune garçon étourdi et surtout curieux traverse
l’écran où est projeté un hypothétique film.
Il se retrouve au beau milieu d’une foule bigarrée
parmi les personnages, mais à la différence du Zelig
de Woody Allen non dans le film mais derrière
celui-ci, parcourant un dédale de pièces mystérieuses
ayants à voir avec les jeux de plateformes. Le
retour vers la réalité une fois le rideau
retraversé sera bien terne, comme un renoncement et
un passage prématuré à l’âge adulte. Tout
disparaît et même l’enfance qui sera escamotée
au profit d’une chose molle et terne, trop proche
du concret : l’age adulte…
Milhauser
est un drôle de cuisinier, un peu plus loin dans
une histoire plutôt biscornue une pluie diluvienne
modifie le protagoniste jusqu’à la disparition,
la substance déclenchante du récit supprimant
ainsi le personnage qu’elle avait crée dans une
curieuse chimie.
La
nouvelle qui termine le volume, « Eisenheim
l'illusionniste » est une petite merveille qui
boucle parfaitement le tout, ultime tour de magie
existentiel dans une Vienne très Mitteleuropa où
une dernière fois le protagoniste comme tout bon
fantôme disparaîtra discrètement
Même
si parfois pointent quelques moments languissants
les mécaniques de Steven Milhauser ont un charme
indéniable. Vous pouvez plonger ce n’est pas une
lecture prépondérante, mais le plaisir est
certain.
Philippe
Louche
Date
de parution : 15
février 2007
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