On n’arrache pas avant longtemps une figure ancrée
dans le drame à ce sépulcre de fascination que les
vivants lui veulent. Une mort brutale ouvre aux
humains des brèches métaphysiques au cœur du
quotidien borné qui sertit leurs vies de mille
brillances en toc.
Dans les années 50/60 du siècle dernier, la mode
n’était pas encore à l’overdose mais –
violence plus directe- aux voitures en bouillie. Des
bolides coupés sport dont raffolait Morand et toute la néo-caste de Paris rive gauche. Rappel page 51 :
‘Facellia,
Ferrari 250 GT, Alfa Romeo Giulietta, Porsche Super
90, Austin Healey 3000, Sunbeam Alpine, Triumph TR4
et Jaguar Type E sont des noms qui font rêver’.
Rappel aussi, page 36, de ces accidentés célèbres :
Huguenin,
Sagan, Camus, Michel Gallimard, Ali
Khan, Gérard Saint, Vincent et
Gauthier Malraux, Jean Bruce, James
Dean. Et Nimier, donc, le 28 septembre 1962 à 23 H 45 sur l’autoroute de
l’Ouest. A ses côtés (Conductrice ? Passagère ?)
une jeune femme blonde de 27 ans, au nom superbe et
ridicule : Sunsiaré de Larcône.
Sunsiaré
: Sanskrit qui veut dire soleil levant. Soit le jour et la nuit, vision nocturne, les ténèbres
éclairées. Ce patronyme plus ou moins importé est
au fond en plein accord avec toute cette mythologie
chevaleresque autour de laquelle s’articulait sa
vie, son œuvre. La
Messagère, son unique roman, paraît quelques
jours avant sa mort : concentré d’absolu
dans l’air vicié du pouvoir, accents gracquiens sans doute, mais l’essentiel n’est pas là. Plus,
sans doute, qu’au théâtre, qu’au cinéma (Laszlo Szabo
: ‘Elle était
au-delà de l’art de la comédie’) ou que
sur l’estrade d’un défilé de mode (apparitions
furtives dont d’Azay
piste les restes) mais insuffisamment, face au déploiement
fastueux de sa singulière existence.
En matière
d’existence singulière, il faut d’ailleurs une
aptitude minimale, la captation immédiate, par
exemple, de ce qui constitue les deux dimensions
fondamentales –espace et temps-, leur libre
disposition pour soi. Ce à quoi Sunsiaré
réplique bien volontiers d’un doigt sur la bouche ;
le silence, donnée précieuse dont cette grande
bavarde fit un usage stratégique, aux cicatrices
encore visibles dans l’esprit des témoins
rencontrés par d’Azay, incapables (comme floués) de dire d’où elle sortait
– Les Vosges ? L’Algérie ? Paris ?-,
ce qu’elle faisait – Comédienne ? Danseuse ?
Mannequin ? Ecrivain ?-, qui elle voyait
– Tous ces prétendus cousins
et autres parrains à l’identité trouble. Toujours en fuite, une longueur
d’avance, au présent pour elle seule ou presque,
n’abdiquant à ses contemporains qu’une
silhouette pointillée.
Voilà pourquoi leurs
mots la peignent constamment sous des couleurs
d’action : météore, exaltée, insaisissable
ou, plus juste,
fusée (page 304) avec tout ce que cela suppose
de bruit, de feu, de flammes, de déchirure dans le
toit du monde, de phallique aussi. Car sa beauté
ravageuse faisait tourner les têtes, lui permettait
d’assurer son quotidien courant dans une posture
mi-pute mi-mystique dont les connotations sociales
moralisantes lui étaient indifférentes. A l’écart
de l’establishment petit-bourgeois dont elle
faisait un instrument à sa botte ; à l’écart
aussi de tout ce qui retient, au sens propre du
terme – ‘J’aimerais
ne plus jamais entendre parler de ta famille’
‘Je ne veux
pas croire que nous sommes déjà entrés dans la
phase « homme d’affaire » et femme au
foyer’ etc. ; à l’abri, en définitive,
d’une certitude invariable qui ne peut appartenir
qu’à celui –celle- qui sait : ‘Je
suis une proie, mais tout ce qu’elle touche
s’effrite ou se brûle, ou grandit, mais jamais en
paix (…) Sais-tu comment je finirai ? Jeune
de toute façon, très jeune. Je le sens, je le
sais, il n’y a pas d’autre issue, je ne refuse
rien, justement, j’accepte, inconsciemment, je
sais qu’il est inutile d’entreprendre… Depuis
toujours, j’ai sur le front la croix des condamnés,
une étoile éclatée, comme ma vie. Ce ne sont pas
que des mots’. Etoile éclatée : affocato riso de la stella, ce rire embrasé de l’étoile que perçoit
Dante au
Paradis, juste avant le ciel de Mars.
A la vitesse de la
lumière, sa traversée depuis les zones troubles
(‘Tu ne sauras jamais ce que j’ai vécu’) jusqu’à l’éclat(ement)
de l’étoile laisse peu de place pour la mémoire.
Le temps se charge d’abolir les derniers témoignages,
les papiers s’envolent, les souvenirs se tordent. Lucien
d’Azay vient juste à la bonne heure, peut-être,
mais sa quête façon Tintin en imper Modiano (on peut penser aussi au récent Olivia Sturgess de Floc’h
et Rivière)
laisse une ombre encore immense couvrir les subtilités
perçantes de l’intelligence de Sunsiaré.
On
regarde les photos ; sous le mensonge naturel
afférant à l’image, perce une évidence : ce
corps-complice traçant sa voie vitesse grand V
tenait sa plénitude à l’automne 62.
Christophe
Malléjac
Date
de parution : 23 juin 2005
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