Avec ce premier livre de Sherko Fatah qui a reçu en
2000 le prix du meilleur premier roman en langue
allemande, nous sommes plongés au cœur d’un pays
à la une depuis des mois. Ce pays, c’est l’Irak
et plus précisément le nord du pays en limite de
la Turquie et de l’Iran. Une zone frontalière
dans laquelle passeurs et marchands font leurs
trafics de différents objets, de l’alcool aux
cigarettes en passant par des biens d’équipement.
Sous une forme de fable où les protagonistes sont désignés
par leur titre ou leur fonction, Sherko Fatah
nous invite à partager l’existence d’un vieux
passeur. Cet homme d’expérience a pour lui une
excellente connaissance de la région et de ses
terrains minés acquise grâce au déchiffrage
d’une carte rachetée à un soldat. Dans un
territoire de collines et de plateaux désertiques,
le passeur avance à petits pas, parfois en rampant
pour débusquer et rendre inopérantes les mines
antipersonnel. Comptant parmi ses clients les
principaux marchands de la ville, il exerce cette
activité en solitaire futé mais apeuré des
rencontres fortuites et dangereuses avec d’autres
brigands ou l’armée. Ici tout doit se monnayer,
se négocier au cours de transactions longues et
incertaines pour passer des postes frontières et
des barrages.
Le passeur est contacté par Beno un agent de
l’administration centrale mystérieux et avide de
renseignements sur la topographie de la région
frontalière et l’implantation des mines. Entre
ces deux hommes se lie un étrange pacte renforcé
par l’épreuve que traverse le passeur au sein de
sa famille. En effet, Petit Bouc son aîné de
quatorze ans vient de quitter la maison pour
rejoindre un groupe extrémiste islamiste le
condamnant à une mort certaine. L’avidité du
passeur à être rassuré par l’obtention de
renseignements l’amène à collaborer de plus en
plus avec Beno.
En zone frontalière, écrit dans une langue sèche
et sans effets de style, évitant toute rhétorique
ou pathos, procure un sentiment contradictoire.
Alors que les feux de l’actualité sont projetés
sur ce pays exsangue, on s’aperçoit rapidement
que nous n’en connaissons rien de la culture ni de
son état de déréliction avancée. L’auteur nous
décrit l’émergence de petits métiers comme les
réparateurs de montres et dépeint une économie
parallèle faite de débrouillardise.
Il y a ici un caractère d’intemporalité, le livre
semble presque une parabole ou un triste conte tant
l’histoire racontée semble éternelle. Néanmoins,
Sherko Fatah jeune auteur allemand dont le père
est kurde connaît bien le pays dont il nous parle
par les multiples séjours accomplis.
Au-delà d’une description minutieuse d’une région,
l’auteur se livre aussi à un portrait très nuancé
d’un homme à la fois déterminé et craintif,
ravagé par le sort présumé de son fils.
Choisissant de quitter son domicile, le passeur
trouve refuge chez sa sœur. Sur un chemin parsemé
d’embûches dont chaque nouvel emprunt nécessite
prudence et vérification, le passeur tente de
conduire sa propre vie. Belle métaphore sur la
condition humaine.
Ce roman puissant et subtil, qui conjugue avec bonheur
l’attente et l’écoulement du temps dans des
situations parfois kafkaïennes, établit aussi un
pont entre les cultures européennes et
moyennes-orientales. Il nous permet de découvrir le
vrai visage d’un pays mutilé et désespéré
autrement moins simple et caricatural que la vision
offerte par les média.
Patrick Braganti
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