En
l’espace de trois romans, Robert McLiam Wilson
s’est hissé au premier rang de la littérature
irlandaise et peut être dorénavant comparé à Colum
McCann sans avoir à en rougir. D’origine
modeste, il a grandi à Belfast ouest, quartier
ouvrier catholique de la ville, avant de
s’expatrier pour Londres. Après bien des embûches,
il se met à l’écriture et publie son premier
roman en 1988 : Ripley Bogle,
autobiographie romancée d’un génial cancre
arrogant et paresseux qui a érigé le mensonge en
art de vivre. Suit en 1996 Eureka Street un
roman foisonnant de plus de cinq cents pages où le
jeune auteur confirme son approche attendrie et
sarcastique pour ses héros.
Le personnage principal du livre est certainement
Belfast elle-même, ville déchirée par des années
de guerre civile entre catholiques et protestants.
En écoutant l’auteur prétendre que « Un
roman est comme le plan émotionnel, spirituel d'une
ville. Ce sont les écrivains qui créent la ville.
Peut-être que ce n'est pas la vérité mais pour
moi c'est vrai. »,
on comprend d’emblée l’importance que McLiam
Wilson entend donner à sa ville natale, qu’il
compare volontiers comme « la fille la plus
laide de la classe [dont lui serait ] le garçon
amoureux ».
Eureka
Street,
rue ouvrière de la ville, est une chronique tendre
et emplie d’amour de toute une galerie de
personnages. D’ailleurs, nous sommes prévenus dès
la première ligne : « Toutes les
histoires sont des histoires d’amour. »
Pourtant Jake Jackson, narrateur, catholique et beau
gosse de trente ans, à qui l’auteur prête le je
– en double de fiction ? –, solitaire en
proie aux vastes questions existentielles ne paraît
pas en connaître beaucoup d’amour, surtout depuis
que Sarah l’a quitté il y a six mois pour
repartir à Londres. Désabusé, un rien cynique et
aisément bagarreur, il est tarabusté entre son
chat, ses parents adoptifs, son boulot merdique de récupérateur
d’objets impayés chez tous les pauvres de la
ville en compagnie d’une paire de parfaits abrutis
décérébrés et ses quelques potes avec qui il écluse
les pubs en fin de semaine en y draguant
pitoyablement les serveuses. Parmi ses copains, se
trouve Chuckie Lurgan, seconde figure récurrente du
roman. Il est le seul protestant du groupe, gros garçon
chauve qui vit chez sa mère Peggy dont la famille
est fascinée par la célébrité et la gloire à
tout prix. Chuckie va connaître une métamorphose
extraordinaire tant provoquée par une fortune
rapidement acquise grâce à des magouilles et des
affaires tordues et ingénieuses que par une
rencontre avec Max, une jolie et franche américaine
venue chercher sérénité et calme dans cette
Irlande du Nord qui a vu son père, grand
ambassadeur de la paix mondiale, mourir sous les
balles des terroristes.
Car, en contant la vie de Jake et Chuckie, ainsi que
celle de leurs proches et de leur entourage, McLiam
Wilson n’oublie jamais sa toile de fond et
d’inscrire son récit dans la réalité de ces années
de terrorisme et de luttes. Revient en leitmotiv
tout au long de l’histoire un sigle peint sur les
murs : O.T.G., mystérieux et secret, qui donne
lieu à des digressions explicatives de la situation
politique de Belfast. Au milieu du livre, l’auteur
évoque ainsi un attentat avec son lot de chagrins
et de ruptures soudaines pour ces Irlandais « identifiés,
anonymes. Présents à la mémoire, oubliés. Ils
ont tous fait le grand saut, spécialité des
morts… ». Au passage, il faut signaler
que lorsqu’il n’est pas à sa table d’écriture,
McLiam Wilson qui ne veut surtout pas être
« un auteur de contes de fées »
réalise des reportages pour la télévision sur la
misère, les sans-abri, prouvant son implication
dans l’actualité.
Son
style n’est jamais ni grandiloquent ni plombant.
Au contraire on rit souvent à sa lecture en
compagnie de Jake et Chuckie, les deux faces d’une
même pièce en quelque sorte, mais aussi de Aoirghe
la copine de Max, une mégère étudiante en
histoire et très engagée, au nom sonnant comme un
éternuement. On s’émeut pas mal en faisant la
connaissance de Roche, un gosse battu et paumé,
bravache et frondeur qui, sans le vouloir, aidera
aussi Jake à grandir.
Eureka
Street
réunit donc tous les ingrédients d’un excellent
livre : d’abord des personnages forts,
complexes et pétris de contradictions que la
longueur permet de fouiller, ensuite une imagination
débordante et jubilatoire, enfin une réflexion
subtile et tendre sur ce qui constitue la vie de
chacun dans un contexte donné. On est emportés
dans ce tourbillon, cette écriture fluide et imagée.
Du très grand art, un auteur à découvrir de toute
urgence
.
Patrick
Braganti
Première
parution en 1997 chez
Christian Bourgois
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