Une
mauvaise interprétation des livres de Tanguy
Viel consiste à n’y voir que la mise en forme
de principes cinématographiques. Des films écrits
ou, tout au moins, des livres n’obéissant
qu’aux seules règles de la grammaire cinématographique.
Considérer en somme la prédominance du matériau
cinéma sur l’écrit, soudain réduit au seul
geste de médiateur un peu cheap. Nier par
conséquent toute valeur intrinsèque au travail
littéraire, pourtant prédominant – il suffit de
savoir lire – ici. Le piège évidemment vous
ouvre grand ses bras : de Cinéma à cet
Insoupçonnable en passant par L’absolue
Perfection du Crime, tous les romans de Viel
usent et abusent des gimmicks d’un siècle de cinéma,
raccourcis, ellipses et twists réguliers. Des
intrigues de films noirs, des héros-sommes issus
d’une lignée de premiers rôles, et, pour le cas Insoupçonnable,
une inédite femme fatale.
Tout
ceci bien sûr n’est qu’apparence. Piège à
lecteurs peu scrupuleux, adeptes d’une littérature
qui se prosternerait admirative et simplette aux
pieds du présupposé géant Cinéma, quand celui-ci
ne fait que recycler encore et encore des mécanismes
hérités d’une très longue histoire littéraire
dont les exemples d’inventivité (et de
renouvellement) ne manquent pas. S’il faut en
passer, pour l’écrivain d’aujourd’hui, par la
réappropriation (effet boomerang) de procédés de
base, c’est bien parce que
l’essentiel de la culture artistique des
lecteurs contemporains se résume à la seule expérience
cinématographique, pire : les réflexes de
perception sont à ce point inextricablement liés
à la mécanique du film que son intégration à
tout récit est devenue une figure quasi-obligée (y
compris dans sa négation même, parfois volontaire,
mais toujours en rapport ).
Pour
Insoupçonnable, tout est dans la phrase,
ciselée, stylée, enroulée, vagabonde. Elle n’écrit
pas sur le matériau de base mais le fore en
profondeur comme pour créer des poches d’air
frais à l’intérieur d’un territoire
formellement contraignant, comme pour envisager des
portes de liberté littéraire. Un juste au corps
d’avec la ligne narrative où se dresse, sous la
façade confortable du polar chabrolien, le portrait
d’un marginal : Sam, manipulateur manipulé,
adepte du coup foireux, dans la grande tradition du
héros selon Viel. Sam, dont la coïncidence
au monde, jamais précise, oscillera toujours dans
une zone un peu floue, à la jonction de plusieurs
destins dont toutes les trajectoires finiront par
lui échapper. On peut y voir une métaphore de la
figure de l’écrivain, bouée solitaire aux
prises, jusque dans son couple, avec les codes
convenus d’un savant jeu de dupes. De sa capacité
à tirer le récit vers des rives inédites dépendra
son salut.
Christophe
Malléjac
Date de
parution : 2 février 2006
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