Le vieil homme, le mortimiste et l’enchantée, ça pourrait
être le titre d’une fable moderne
et aurait pu aussi servir de sous-titre au nouveau
livre de Pierre Drachline. Réglons de suite les
problèmes de vocabulaire. Le mortimiste, néologisme de Louis
Calaferte, désigne une personne qui a une conscience aiguë
de la mort et donc de la fragilité tragi-comique de la
vie. La jeune fille du roman est baptisée enchantée,
en souvenir des sorcières sous l’Inquisition qui
continuaient à chanter leur jouissance sous la caresse
des flammes des bûchers.
Si
l’auteur a réduit son titre à la seule enchantée,
c’est probablement parce qu’elle est le centre du
livre, celle qui rencontre tour à tour le vieil homme et
le mortimiste. Lesquels ont plutôt pas mal de points
communs, comme cette misanthropie avouée, cette
distanciation décalée par rapport à la vie et le genre
humain.
Le
mortimiste a tout plaqué, son boulot et ses collègues.
Il vit désormais de ses rentes, au milieu d’un
appartement bordélique, submergé d’imprimés, de
journaux et de livres. Ce sont désormais ses meilleurs
amis, sa seule occupation, à part celle de fréquenter
les enterrements, loin des hommes et des relations
durables. A l’un d’eux, il rencontre l’enchantée
débarquée dans la capitale ; le vieil homme vient
juste de l’abandonner après une dizaine de jours passés
ensemble. Le vieil homme malade du « crabe »,
au crépuscule de sa vie, joueur professionnel qui
l’abandonne un beau matin, pour ne pas avoir à lui
infliger sa décrépitude. Qui lui laisse en guise
d’adieu le conseil suivant
Ne vous laissez pas
cueillir vivante.
Phrase
définitive, que l’enchantée à son tour écrira au
mortimiste. L’attachement, la répétition sont ici
proscrits sous peine de banalisation et de médiocrité
certaine.
Décrit ainsi, ce roman apparaît d’une noirceur
immense, d’un pessimisme incroyable. C’est sans tenir
compte du style léger et bref de Pierre Drachline,
qui fait toujours preuve d’un humour dévastateur dans
l’observation sans concession de ses contemporains.
Comme cet écrivain mondain, portant beau et faisant le pitre
à la télévision même malade et décrépi. Ou comme ces
deux bourgeois attablés un soir au restaurant pas loin de
l’enchantée, concupiscents et vantards, radins
et profiteurs. Ah oui une belle brochette du genre humain...
Le
livre est bref, avec des phrases courtes et un vocabulaire
rare, juste et précis. La meilleure illustration en est
ces maximes un rien sentencieuses, sonnant comme des vérités
évidentes, dont on s’étonne à la lecture de ne pas
les avoir prononcées soi-même, faute de talent sans
doute. Ainsi comment ne pas être en osmose avec Pierre
Drachline lorsqu’il avance que les raisons
de vivre sont souvent plus obscures que celles de mourir,
ou encore que deux solitudes ne s’annulent pas. Elles
s’additionnent.
Traversés par la mort, la déchéance et la solitude, les
trois personnages créés par l’auteur du Grand Livre
de la Méchanceté sont aussi et avant tout des êtres
libres, qui prennent leur vie – et leur fin – en main,
refus revendiqué et salutaire de ne pas être cueillis
vivants.
Patrick
|