Les Éditions Phébus avaient entrepris à la toute fin des
années 80 de publier l’intégrale des œuvres de Hoffmann,
cette édition en quatorze volumes étant
partiellement épuisée, une réédition dans leur
collection de poche a été lancée au début de
l’an dernier. Avec Les Élixirs du Diable,
quatrième volume de cette réédition, c’est les
œuvres les plus connues qui ont déjà été réédités :
Les Fantaisies dans la manière de Callot, Les
Contes nocturnes, et l’inégalable Chat
Murr.
Les Élixirs du Diable, premier roman de Hoffmann,
est une sorte de pastiche du Moine de M.G.
Lewis. Ce dernier peut, à bon droit, être
considéré comme le roman noir (ou gothique, si
vous préférez) par excellence. Qu’il s’agisse
des lieux (couvent, cryptes, châteaux, passages dérobés,..)
ou des personnages (moines, nonnes, spectres,.. et même
Satan en personne), rien ne manque pour en faire un
archétype du genre. Hoffmann connaît l’œuvre
de Lewis et l’apprécie suffisamment pour faire
dire à l’un des protagonistes : « Je
vis sur la table un livre que je ne connaissais pas.
Je l’ouvris : c’était un roman traduit de
l’anglais, Le Moine [..] Je l’emportai,
je commençai à le lire, cette histoire
extraordinaire me captiva. » Là où le roman
terrifiant joue d’un décorum convenu, parfois
proche du Grand Guignol, lorsqu’il se fait par
trop caricatural, Hoffmann se révèle bien
plus subtil. Il joue avec les motifs gothiques :
il s’agit de l’histoire d’un capucin, comme
chez Lewis, et on a bien droit à quelques
cachots, à des apparitions fantomatiques. Mais ce
jeu n’est que clin d’œil : ici point de
sombres ruines, point de spectres sortant de leurs
tombes ; au contraire, les châteaux sont
entourés de parcs soignés aux allées ornées de
statues à l’antique et de petits pavillons, les
paysages respirent l’amour de la nature. Le récit
est ponctué d’aventures cocasses, voire comiques,
de réflexions sur l’art, sur la société. Rien
d’ “horrifiant” en somme, si ce n’est cette
angoisse sourde qui vous prend au détour de
certaines pages, angoisse née de ce léger décalage
qui fait que, comme le héros à plusieurs reprises,
on ne sait plus très bien où s’arrête le rêve
et où commence la réalité, l’explicable et
l’inexplicable. Todorov dans son Introduction
à la littérature fantastique la caractérise
par cette hésitation chez le lecteur, et éventuellement
le personnage, entre une lecture naturelle et une
interprétation surnaturelle des événements. Or,
au début du roman, le prieur du cloître, où se
trouve le frère Médard, gardien et victime des élixirs
du Diable, le met en garde contre la
superstition et la croyance trop forte aux miracles,
désamorçant ainsi une lecture surnaturelle qui
semble s’imposer. À moins qu’il ne faille
penser que tout cela n’est que songes ou élucubrations
d’un esprit dérangé… Hoffmann laisse
son lecteur dans cet entre-deux, au milieu de la
croisée des chemins.
Cette ambiguïté, ce « quelque
chose de familier pour nous, et d’étrange tout à
la fois » (Hoffmann, Fantaisies dans
la manière de Callot) Freud le caractérisera
ultérieurement comme l’Unheimliche,
l’inquiétante étrangeté. Dans l’essai éponyme,
Freud, qui analyse longuement l’un de ses
contes les plus célèbres L’homme au sable,
déclare : « E.T.A. Hoffmann est
un maître inégalé de l’inquiétante étrangeté
en littérature. Son roman Les Élixirs du Diable
déploie toute une panoplie de motifs auxquels
on est tenté d’attribuer l’effet d’inquiétante
étrangeté que provoque le récit. » Freud
relève deux motifs principaux : le « motif
du double dans toutes ses gradations et spécifications »,
en particulier les phénomènes de « dédoublement
du moi, division du moi, permutation du moi »
et le motif du « retour permanent du même »,
qui n’est, en somme, qu’une forme
“historique” du premier, le dédoublement se
manifestant ici dans le temps et non simultanément.
Ce motif de la répétition ou du double est fréquent
chez Hoffmann, L’homme au sable et
bien d’autres récits sont construits autour de ce
thème qui parfois devient la trame même de l’écriture,
comme dans Le Chat Murr, où c’est le récit
qui est double. Il est bien trop réducteur de lire Hoffmann
au travers de ces seules thématiques. Ce qui le
caractérise le plus est bien plutôt cette manière
d’entrecroiser les différents fils de la trame,
de passer en permanence du grave au joyeux, du
tragique au comique. Hoffmann, qui fut
musicien, écrit comme on compose. Les thèmes se développent,
se répondent, sont repris dans une autre tonalité…
Digne d’une ouverture d’opéra, la préface de
l’éditeur annonce les thèmes principaux du roman. Ce n’est pas dans ce
roman que Hoffmann fait preuve de la plus
grande virtuosité du point de vue des procédés
narratifs – il faut lire Le Chat Murr
et des nouvelles comme Le Magnétiseur pour
se rendre compte de cet aspect de son talent. Néanmoins
une bonne partie de son art le plus achevé des
ruptures et changements de ton, ainsi que son
attrait pour le fantastique et un certain mysticisme
est à l’œuvre ici.
Dominique
Fagnot
Date de
parution : février 2005
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