En
1879, une guerre engagée par une coalition de libéraux
et de radicaux chiliens oppose leur pays au Pérou
et à la Bolivie. Surnommée guerre du Pacifique,
elle voit la victoire du Chili qui s’empare de
toute la façade maritime bolivienne et des
territoires du Nord autour du port d’Iquique et du
désert d’Atacama. Celui-ci est réputé pour la
richesse de son sous-sol et ses nombreux gisements
de cuivre, de nitrate et de salpêtre. Les
conditions difficiles d’exploitation des
compagnies aux mains d’industriels européens liées
à la déconsidération des mineurs amènent ces
derniers à des mouvements de grève à la fin de
l’année 1907.
C’est toute l’histoire de ce mouvement, de sa
naissance et son expansion à sa dislocation sauvage
et soudaine par les armes que nous conte le dernier
roman de Hernan Rivera Letelier, écrivain
chilien de cinquante ans qui a toujours vécu dans
le désert des mines de nitrate d’Atacama, dont il
fut lui-même un ouvrier et un employé. Autant dire
qu’il domine son sujet et qu’il éprouve un
maximum d’empathie pour cette classe opprimée et
bien décidée à faire valoir ses droits bafoués.
Centré
sur une kyrielle de personnages truculents et hauts
en couleurs, le livre se double d’une narration
presque journalistique des faits, marquée par
l’emploi du pronom « nous » désignant
la collectivité et du temps de l’imparfait. Ce
qui donne ainsi du recul et inscrit le récit dans
l’évolution historique, dont l’auteur se fait
l’écho en stigmatisant le devoir de mémoire :
« Il faut graver dans sa caboche tout ce
qui s’est passé, le marquer au fer rouge ;[
] il faudra être là pour le raconter à nos
enfants et aux enfants de nos enfants. »
Tout prend donc corps dans la compagnie San Lorenzo
le mardi 10 Décembre 1907. Quelques grévistes qui
exercent tous les métiers de la mine :
piqueur, outilleur, charretier se mettent en route
à pied pour se rendre à Iquique après une traversée
du désert de plus de quatre-vingt kilomètres, désireux
de reconnaissance et d’un meilleur traitement :
« A l’heure de l’angélus, auréolés
par le rougeoiement d’un crépuscule grandiose,
nous avons éprouvé au fond de nos cœurs
l’impression de marcher en direction d’un monde
nouveau, d’une nouvelle patrie, du pays magique
de la justice et de la rédemption sociale. »
Parmi eux se trouvent Olegario Santana « pénitent
illuminé, catalogué bourru et taciturne »
qui cohabite avec deux vautours qu’il a recueillis
jeunes et Domingo Dominguez « mince et pâle
comme un cachet d’aspirine, la moustache chenue,
le panama en arrière et toujours d’une humeur
charmante ». Le flot des grévistes
grandit au fur et à mesure de leur destination et
autour des deux comparses un tas d’autres vient se
greffer : jeunes, vieux, hommes ou femmes,
chiliens ou autres nationalités. L’auteur possède
un vrai talent à dépeindre en quelques lignes des
êtres savoureux, énergiques et volontaires.
Démarrée dans un esprit bon enfant mettant en
avant calme et respect, la grève s’étend et
rassemble à Iquique des milliers de mineurs venus
de toutes les compagnies du désert, ainsi que les
employés des corporations portuaires. Chez les
habitants, l’admiration du courage et de la détermination
des travailleurs du désert va de pair avec la
solidarité exprimée. Ils ouvrent leur porte,
offrent hospitalité et nourriture et mettent à
disposition l’école Santa Maria comme
gigantesque lieu d’accueil.
Dans
ces moments d’avant le massacre final, règnent
bonne humeur, liesse débordante et naissent même
des histoires d’amour belles ou improbables. Rivera
Letelier nous rend de plus en plus proches et
attachants ses personnages, mais en parallèle
entretient un crescendo dramatique qui laisse peu de
doutes sur une issue fatale.
Composé
de longues phrases riches en descriptions et
comparaisons impayables, le roman est riche d’un
vocabulaire finement ciselé et précis, n’hésitant
pas à le parsemer de jurons et de dialogues emplis
d’humour et de poésie.
L’auteur chilien qui en est à son cinquième
roman nous fait entrer de plain-pied dans cette épopée
d’une quinzaine de journées tragiques et déchirantes
où la générosité humaine et la grandeur d’âme
côtoient la bassesse, la lâcheté et la honte.
Un
énorme plaisir de lecture.
Patrick
Braganti
Date de
parution : octobre 2004
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