Il y a deux ans, on avait lu et aimé Rapport
sur moi de Grégoire
Bouillier, parce que c’était intense et
tranquille, parce qu’on avait ri et aussi parce
qu’on avait été touché par ses mots et son
humour désespéré.
Alors
oui, aujourd’hui on a très envie de découvrir
cet Invité
mystère (Editions Allia) :
ce titre, cette bouteille de vin intrigante en
couverture, cette quatrième de couv pas bavarde (2
lignes : "On croit penser à tout et on
oublie le livre posé sur la table de nuit"),
tout ça attire l’œil et excite les neurones.
L’auteur est invité à une soirée
d’anniversaire d’une artiste contemporaine
qu’il ne connaît pas, Sophie
Calle, pour être son invité mystère. Ce
micro-événement, banal et anecdotique en
apparence, va pourtant permettre de tourner une page
amoureuse douloureuse, et de donner de manière
aveuglante et subite une direction nouvelle à une
existence. On est en 1990, Grégoire
Bouillier n’a encore rien publié, il se débat
avec le pourquoi sans réponse d’une liaison
brutalement suicidée.
A
cause d’un bouquet de roses rouges et blanches, à
cause d’une phrase prononcée par son ex, à cause
de la disparition de Michel
Leiris en écho à celle de cette amie, et parce
qu’il aura furtivement échangé ce soir-là
quelques propos sur la vanité et la vacuité des
ambitions avec une fille aux boucles d’oreille
tintinnabulantes, le narrateur lira Mrs
Dalloway de Virginia
Woolf et comprendra pourquoi cet amour s’est
terminé. Et pourquoi il peut, réellement, se
remettre à vivre.
Grâce à la simultanéité de ces circonstances,
tout prend alors sens. Soudain, comme un voile qui
se déchire enfin, tout se met en place. Les réponses
tant attendues sont fulgurantes, elles explosent
dans l’air comme un coup de revolver. Il voit
clair dans son existence ; et d’ailleurs
c’est seulement maintenant qu’il peut décider
de remplacer l’ampoule claquée de sa salle de
bain : après des mois de nuit, c’est
seulement maintenant qu’il peut se voir, dans ce
monde. Et se regarder dans le miroir de cette même
salle de bain. Voir sa gueule en pleine lumière et
ne plus fuir.
Pourquoi
la vie est-elle parfois si statique, tellement
atroce d’inertie, un sur-place pesant et
douloureux, un chaos d’empêchements ?
C’est le questionnement de ce texte à la lucidité
implacable et naïve, aussi drôle qu’attachant.
Spectateur perplexe et tendrement ironique de sa
propre vie, Grégoire Bouillier formule cet
empêchement de vivre que certains peuvent nommer dépression,
mais qui n’est autre que l’existence, en elle-même
et simplement.
Evoluant
dans l’univers mouvant, à la fois singulier, dérangeant
et si immédiatement intime de cet écrivain, le
lecteur est happé par la dynamique des mots. Les
phrases donnent le vertige et coupent le souffle, on
lit comme saisi d’une urgence, entraîné par la
construction diablement maîtrisée et fluide du
texte. Haletant et ravi, souriant et ému, on
accompagne l’auteur au plus près de sa pensée en
train de se constituer.
Et
une fois la dernière page tournée, c’est le
livre lui-même qui accompagne, résonne en soi
longtemps. Comme un galet jeté dans un lac et qui
n’en finit pas de faire vibrer l’onde, en
cercles concentriques, longtemps…
Christelle
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