Quatre ans déjà depuis
la parution, en 2001, de L’Absolue perfection
du crime, troisième roman de Tanguy Viel
dans lequel le jeune auteur « revisitait »,
selon la formule consacrée, le genre du roman
policier. Depuis, plus rien. Ou plutôt si, mais de
façon plus confidentielle, avec la parution de deux
petits textes aux éditions Inventaire/Invention,
« pôle [multimédia] de création littéraire »
avec lequel tout amoureux de la (vraie) littérature
doit aujourd’hui compter. A travers les 25 pages
de Tout s’explique : Réflexions à partir
d’Explications de Pierre Guyotat
(2000), c’est à une réflexion sur la pratique
littéraire contemporaine, et plus particulièrement
sur les rapports qu’elle entretient avec le réel,
que se livrait Tanguy Viel. Texte fictionnel,
Maladie (2002) se présente comme un
monologue de 34 pages dans lequel le narrateur tente
de circonscrire une mystérieuse maladie à laquelle
il est en proie.
« Je suis un homme malade », affirme au
milieu du texte le narrateur reprenant à son compte
l’incipit des Carnets du sous-sol de
Dostoïevski. Outre la forme du monologue et
l’emploi de la première personne, nombreux sont,
d’un point de vue thématique, les motifs qui
rapprochent ces deux textes. C’est d’abord
l’aspect protéiforme de la maladie dont le propre
est, en quelque sorte, d’avancer masquée.
Sournoise, rusée, elle ne donne lieu à aucun débordement
verbal, n’engendre aucun comportement pathogène
par lequel le “sujet” pourrait être catégorisé
comme « psychopathe, schizophrène, névrotique,
hypersensible, maniaque, monomaniaque,
hypocondriaque [ou] cyclothymique. »
Innommable, la maladie l’est tout autant par le
narrateur, qui finit par renoncer à l’appeler
« Hyde », que par le praticien dont elle
décourage toute forme de diagnostic : « aucun
mot […] ne convient au mal. Tous lui conviennent
et donc aucun ne lui convient. » De même que,
dans Moby Dick, il est impossible,
« à partir du squelette dépouillé d’une
baleine échouée, […] de se faire une juste idée
de sa forme vraie », de même ici « les
noms qu’on lui [la maladie] donne, c’est bien
pour les savants et les autopsies. » Aussi la
tentation asilaire, telle que l’a partagée un
temps le narrateur avec le Malone beckettien,
est-elle nécessairement vouée à l’échec. On ne
peut s’empêcher de songer ici à ces lignes
inaugurales de l’essai de Romano Guardini De
la mélancolie : « La mélancolie est
quelque chose de trop douloureux, elle s’insinue
trop profondément jusqu’aux racines de
l’existence humaine pour qu’il nous soit permis
de l’abandonner aux psychiatres. »
Mélancolies :
Planètes, trous noirs et tourbillons
Mélancolie.
Le mot, que ne prononce jamais le narrateur, ne peut
manquer de surgir dans l’esprit du lecteur. Car ce
qui se fait entendre et que n’entend pas le médecin,
qui dès lors se refuse de le prendre au sérieux,
dans ses entretiens avec le “patient”, c’est
l’absence de celui-ci à ses propres paroles. Ce
n’est pas tant en effet lui qui parle que la
maladie qui, posément, déjoue toute tentative de
“repérage”. « Invisible à
l’auscultation des médecins », elle parle
de surcroît posément, « de sorte qu’elle
ne puisse être entendue, voyez-vous. » Non
contente de lui avoir ravi sa voix, c’est
l’existence tout entière du narrateur qu’elle a
phagocyté, réduisant celui-ci au rôle de « doublure »
et lui interdisant d’être lui-même :
« Pas un jour je n’ai réussi à me sentir
vivant si proche de moi et de ma nature. Ma nature,
comprenez-vous, ma nature chez moi est un pur
fantasme, un espoir de réveil futur, mais pas une réalité. »
Il y a tout à la fois quelque chose du vampirisme
et des vases communicants dans l’action de cette
maladie qui « vide [le narrateur] de l’intérieur
à mesure qu’elle s’est remplie. » Image
du creux, du trou, l’évidement du moi répond à
ce que, quatre siècles avant l’avènement de la
psychanalyse, le poète Charles d’Orléans
avait mis en évidence avec la métaphore du
« puits profond de ma mélancolie ».
Vide, dépossession, aliénation du moi, c’est
bien ce que soulignera le docteur Freud
affirmant que « dans le deuil le monde est
devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c’est
le moi lui-même. »
Nommée,
la mélancolie l’est en revanche, au pluriel de
surcroît, dans la rubrique mise en ligne par
Inventaire/Invention (première
partie) à partir du 15 mars. Mélancolies,
annonce l’éditeur, est « tout à la fois
une nouvelle rubrique d’I/I et un ensemble de
textes inédits de Tanguy Viel, textes que
l’auteur nous livrera au fil des semaines à venir
et jusqu’à l’été, à la manière d’un
feuilleton littéraire, à raison d’un nouvel “épisode”
tous les quinze jours. » Ni texte de fiction,
ni texte théorique, Planètes, trous noirs et
tourbillons, première de ces livraisons, est
davantage la réflexion d’un écrivain sur la mélancolie
dans ses rapports avec la création littéraire.
L’écriture, qui conjugue métaphores marines et
spatiales, est en effet celle d’un auteur
davantage que d’un théoricien. Sont par ailleurs
convoquées dans ce texte nombre de figures littéraires
telles que le Desdichado de Nerval ou encore
le Bartleby de Melville, personnage
dont la fameuse devise « J’aimerais mieux
pas » serait peut-être moins l’expression
d’une résistance passive que celle de l’indécision,
de l’indifférence, de l’à-quoi-bon caractéristiques
de l’attitude mélancolique. Car, contrairement à
l’idée reçue, l’apathie mélancolique serait
moins affaire, nous dit Tanguy Viel,
d’absence que d’excès de désir, dont elle
serait en quelque sorte le négatif. En ce sens,
l’action inhibitrice de cet excès de désir
serait comparable à celle de la bile noire qui, présente
en trop grande ou trop petite quantité dans le
corps, préside, selon la théorie antique de la médecine
des humeurs, à la formation de la mélancolie.
Bile
noire, soleil noir, c’est sur cette absence de
couleur et de lumière étymologiquement attachée
à la mélancolie que s’ouvre et se clôt ce court
texte de Tanguy Viel posant que cependant que
« toujours, même pour le mélancolique, il y
a quelque chose plutôt que rien. Mais quelque chose
quoi ? » Quelque chose noir, bien-sûr,
est-on tenté de répondre, paraphrasant le titre du
recueil de Jacques Roubaud.
Catherine
Henry
Date de
parution : 2002
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