Bon,
d’accord. Ça ne se fait pas trop, mais on ne vous
parlera pas du dernier roman traduit du romancier et
dramaturge norvégien Jon Fosse (ce sera pour
une prochaine fois). On vous parlera de
l’avant-dernier. Pas très réglo, mais Melancholia
II, c’est incontournable. On aurait pu faire
pire – ou mieux –, vous entretenir de l’antépénultième,
Melancholia I (POL, 1998). On l’a lu et
relu avec chaque fois la même émotion, le même émerveillement
(une écriture pareille, ça défie les lois de la
gravitation romanesque). Rassurez-vous quand même,
pas besoin d’avoir lu Melancholia I pour
entrer dans Melancholia II, on n’est pas
dans une superproduction hollywoodienne.
D’ailleurs, tout ce que vous auriez voulu savoir
sur celui-là sans jamais oser le demander se trouve
dans celui-ci.
Melancholia II,
dont le sous-titre pourrait être « Une journée
dans la vie d’Oline [Hertevig] », c’est
l’histoire d’une vieille femme à « la mémoire
trouée comme une passoire », comme elle le
dit elle-même. Amnésique en ce qui concerne le
passé proche, et même immédiat (elle a oublié le
nom et le nombre de ses petits-enfants, elle apprend
et oublie, puis se souvient et oublie à nouveau que
son frère Sivert, agonisant, a demandé à la
voir), elle fait preuve en revanche d’une mémoire
prodigieuse dès lors qu’il s’agit d’événements
touchant à son enfance ou sa jeunesse. De sorte que
le passé, plus réel dans la conscience d’Oline
que le présent auquel il se substitue sous forme de
flash back, commence par s’écrire à
l’imparfait ... avant de virer au présent. Télescopage
donc, dans la subjectivité de la mémoire, des
temps de l’expérience et des temps grammaticaux.
A cela s’ajoute, comme du reste chez Thomas
Bernhard dont Jon Fosse est par ailleurs
le traducteur norvégien, le fait que la répétition,
voire le ressassement, constitue l’un des modes de
fonctionnement privilégiés du psychisme d’Oline.
Le résultat est un curieux effet de « sur
place », dans lequel Oline, et le texte avec
elle, avancent, mais de façon à peine perceptible,
un peu à la manière de ces variations ou
soubresauts infinitésimaux caractéristiques de la
musique dite répétitive ou minimale d’un Steve
Reich ou d’un La Monte Young.
La jeunesse d’Oline, c’est d’abord son frère
Lars, le Lars Hertevig de Melancholia I,
l’artiste génial tombé prématurément dans la
folie, le desdichado aux « grands
cheveux noirs » et à la « grande barbe
noire en bataille », tout auréolé de
« la lumière noire de ses yeux », et
que finira par consumer « le soleil noir de la
mélancolie ». Noir, c’est aussi bien sûr
la couleur de cette fameuse bile noire dont
l’action, selon la théorie de la médecine
antique des humeurs, se traduit par l’alternance
de phases de prostration intense et d’exaltation
frénétique : « Parfois ça le prend, je
ne sais pas ce que c’est », dit le père de
Lars. « Il se met en colère [...]. Ou alors
il se met à pleurer. » Mais surtout, la bile
noire, génératrice de mélancolie, est, selon
Aristote et son fameux Problème XXX, caractéristique
de l’homme de génie : « Tous les mélancoliques
sont des êtres d’exception, et cela non par
maladie, mais par nature. »
Pas artiste pour deux ronds, la vieille Oline serait
en quelque sorte le pendant « profane »,
ou prosaïque, de son génie de frère. Sa peinture,
elle n’y comprend pas grand chose, mais le tableau
qu’il lui a offert autrefois et qu’elle a
accroché sur la porte du « petit coin »,
dans la cabane au fond du jardin, elle l’aime
quand même, « parce que c’est Lars qui
l’a peint ». Son problème, à Oline,
c’est d’arriver au bout de la journée en
faisant avec, et contre, son corps malade, avec ses
douleurs dans les jambes et surtout son énurésie
qui, corollaire de l’onanisme intempestif de son
frère, la fait se précipiter à tout moment dans
la dite cabane ou, quand le besoin se fait trop
pressant, s’asseoir à même le pot de chambre
dans sa cuisine. Il y a dans cette Melancholia II
une véritable Anatomie de la mélancolie,
pour reprendre le titre de l’élisabéthain Robert
Burton (1621).
Anatomie d’un corps souffrant, d’un corps laid,
d’un corps vieux. Personnage tabou de la littérature
et de nos sociétés, le vieillard ne se rencontre
guère que chez Beckett où, rivé à un
rocking-chair ou un fauteuil roulant, il se livre à
d’incessantes logorrhées. Oline aussi, elle parle
beaucoup, ou plutôt elle soliloque dans un
monologue intérieur proche du courant de
conscience. Seulement, à sa voix se superpose en
permanence celle d’un narrateur extérieur qui
s’efface et réapparaît tour à tour, faisant
alterner dans la même page, et parfois la même
phrase, première et troisième personnes, discours
direct, indirect et indirect libre. Cette instabilité
référentielle et modale, qui fait de Melancholia
II un exemple unique, du moins à ma
connaissance, de ce qu’on pourrait appeler un
« roman sans narrateur », ne semblera déconcertant,
voire agaçant, qu’au lecteur pressé amateur de
« prêt à consommer ». A consommer, Melancholia
II ne l’est pas. A dévorer, oui. Melancholia
II ne se prend pas, il se donne à qui veut bien
faire table rase de soi et de ses certitudes pour
s’aventurer en terra incognita et en
accueillir – recueillir – les résonances. Ça
s’appelle de la sympathie. Si j’étais vous, je
me précipiterais chez mon libraire avant que ce
roman unique disparaisse du catalogue.
Catherine
H.
Circé
est diffusé par Harmonia mundi
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