Livre-phare,
classique d’entre les classiques, Moby Dick
n’a point besoin d’être présenté. Mais tel
n’est pas le cas, car si l’histoire est connue
de tous, le livre ne l’est qu’assez peu. Il est
vrai que s’embarquer dans une telle aventure aura
de quoi décourager les lecteurs pressés. 800 pages
à bord d’un baleinier ! De quoi attraper le
mal de mer ! Peut-être faut-il, comme Ismahel,
le narrateur, sentir en soi « qu’il bruine
et vente dans [son] âme et qu’il y fait un
novembre glacial » pour se lancer dans cette
traversée, ce « remède » qui permet de
se « sortir du noir ». Il est vrai aussi
que celui qui s’attend à une course-poursuite
haletante entre Achab et la baleine blanche (en réalité
un cachalot) risque fort d’être déçu :
Achab ne fait son apparition qu’à la fin du
premier quart du livre, la première baleine tuée
l’est à fin du deuxième quart et l’on croise
enfin un navire ayant lutté contre le cachalot
blanc à la fin du troisième quart, quant à Moby
Dick en chair et en os, il faudra attendre les
quarante dernières pages pour le voir émerger de
l’abîme. Entre temps, vous aurez lu des pages
entières sur la baleine, car Moby Dick est
aussi un traité de « cétologie »,
ainsi que sur sa chasse et la vie à bord d’un
baleinier. Et j’allais oublier les pages de réflexion
du narrateur sur la mer, la blancheur, etc. Ne
croyez pas que je cherche à vous dissuader
d’entamer cette lecture, bien au contraire. En
effet, si Moby Dick était seulement la
confrontation meurtrière entre Achab et Moby Dick,
défi faustien d’un homme à la nature, les
versions abrégées pour la jeunesse suffiraient
largement. Moby Dick est bien plus que cela,
un grand roman, résolument moderne, trop, sans
doute, pour son époque – ce fut un échec en
libraire.
Et pourtant,
cela commence presque comme dans tout roman du XIXème,
la narration, portée par la voix d’Ismahel, met
progressivement en place les personnages et le
cadre. Néanmoins, dès la première phrase :
« Appelons-moi Ismahel. », un trouble
s’installe. En effet cet Ismahel n’est jamais
nommé si ce n’est par lui-même. Ce narrateur qui
parle à la première personne la plupart du temps,
nous mène là où ses pas n’ont jamais été,
prenant le lecteur par la main et la précaution du
conditionnel : « A supposer que vous
eussiez déambulé à bord du Péquod… »,
« Eût-on suivi le capitaine Achab dans sa
cabine,… ». Ce narrateur se présente comme
auteur du traité de cétologie que l’on lit (sans
que l’on sache bien s’il est uniquement l’
“auteur” des passages techniques ou s’il est
censé écrire le récit dans sa totalité).
Narrateur qui se perd parfois dans la contemplation
mélancolique, et qui nous annonce d’emblée que
son « livre lui-même n’est qu’une
esquisse – oh ! même pas ! l’esquisse
d’une esquisse » tant le sujet en est
« grandiose ». Le narrateur de Bartleby
du même Melville ne nous propose lui aussi
que des fragments, même si dans ce dernier cas le
sujet est plus mince. Mais quelles esquisses !
quels fragments, Melville ne nous laisse-t-il
pas !
Nous avons évoqué
plus haut la construction du roman, cette montée
progressive vers l’apogée finale, mais il ne
faudrait pas croire que Melville suit une ligne
purement ascendante. « Symphonie », tel
est le titre du chapitre qui précède la chasse
finale, chapitre où Achab presque humain est pris
de regrets et de nostalgie avant de se retourner
contre le ciel. « Symphonie », tel
pourrait être aussi le sous-titre de l’ouvrage :
les moments de calme précèdent les tempêtes et
les tensions se résolvent avant que l’orchestre
ne se déchaîne de nouveau, de même que le typhon
qui frappe le navire est annoncé par un calme plat
et un ciel sans nuage. Symphoniques encore les thèmes
qui reviennent tantôt sur le mode majeur, tantôt
sur le mode mineur. Symphonie ou opéra ? Le
prologue, l’ouverture, constituée d’un recueil
de citations sur la baleine, annonce les thèmes
majeurs. Puis les voix se font entendre : la
voix d’Ismahel, véritables récitatifs entre les
scènes ; la voix de basse d’Achab,
terrifiante et magnétique, qui harangue ses marins
ou, bien plus souvent, monologue ; celles des
trois officiers, allant du ténor léger pour Flask,
le benjamin, à la voix grave et posée de Starbuck,
le plus ancien, le second du navire ; et, vient
enfin le chœur des marins avec toutes leurs
singularités. Voix mises en scène par Melville,
certains chapitres étant écrits sous une forme
purement théâtrale, comme parfois chez François
Bon. Voix souvent bien proches du monologue intérieur,
mais aussi polyphonie de voix qui se croisent et
s’entrecroisent sans se rencontrer, monologues
agglutinés les uns aux autres. Voix qui se perdent
en onomatopées, qui partent dans un délire verbal
que l’on pourrait croire emprunté au meilleur Céline.
Et pour nous
permettre de découvrir ou redécouvrir ce monument,
les éditions Phébus au lieu de proposer une
nouvelle traduction, comme il est de mode (les
traductions, dit-on, vieillissent plus vite que les
oeuvres) rééditent celle d’Armel Guerne,
qui date de 1954 ! Il suffit de se plonger dans
le texte pour s’apercevoir qu’il garde toute sa
vigueur. Les modernistes à tout crin trouveront
sans doute l’emploi de certains termes et de
certains temps vieilli voire précieux, mais fichtre !
l’usage de l’imparfait du subjonctif est courant
dans les romans du XIXème. De plus, et
cela seul importe, cette traduction est bien plus
subtile que celle, plus récente, parue en 1970 chez
GF, qui gomme bien des particularités du texte.
Ainsi, Guerne rend le « call me
Ishmael » introductif, par l’ingénieux
« Appelons-moi Ismahel ». De même le thou,
archaïque et biblique, utilisé par les Quakers en
lieu et place de you devient un “nous”
familier d’usage un peu ancien qui distingue ce
parler des autres ce que ne fait pas la traduction
GF se cantonnant à l’insipide tu. Ce choix
éditorial à l’heure du “tout nouveau, tout
beau” est parfaitement justifié et mérité d’être
salué.
Qu’ajouter de plus ? Faites vos bagages et
larguez les amarres !
Dominique Fagnot
Date de
parution : 2005
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