Dix
ans dans la vie de Ravel, les dix dernières
en déclin progressif, d’une tournée américaine
jusqu’aux bordures de la mort. Au plus près du
corps de l’artiste, voilà le projet d’Echenoz,
pointilleux marquage à la culotte d’un musicien
au fait de sa gloire publique, porté en triomphe à
travers le monde qu’il semble parcourir d’un œil
pourtant blasé, indifférent, neutre. Le récit se
déroule en un long plan-séquence ficelé dans la
virtuosité, un surf littéraire sur les crêtes du
tempo de l’historiographie, alternant les ellipses
et les pauses à creuser. Ce positionnement à la
fois en-deçà et au-dessus de l’histoire
officielle crée la ligne de démarcation de l’œuvre
d’avec le genre biographique, lisse la rigueur
scolaire de l’exemple américain (biographies
exhaustives), cherche dans une logique qui se tient
(la vie d’un individu n’est pas réductible à
une somme égale de faits mais s’approche plus
justement au filtre d’événements ou de moments
précis) la voie d’une certaine vérité.
Ici,
rien ne manque : les contours softs d’un
voyage transatlantique, la petite maison biscornue
de Montfort-l’Amaury, les salles de concert, les
amitiés, rivalités, fidélités, le luxe des détails
et les détails du luxe. La reconstitution précise
d’un monde définitivement enfoui et d’une époque
si loin de nous (2006) était indispensable pour
que, depuis ce socle inébranlable, Echenoz
n’ait rien à craindre, que toutes les variations
lui soient permises. Et s’il choisit de se
coltiner la seule masse corporelle d’un Ravel
extirpé du temps, c’est obligé : travail
d’artiste sur le motif, le seul qui vaille dans
une confrontation plus ou moins auto-biographique,
geste tendue de l’homme vers l’homme.
De
cette expérimentation, Echenoz ressort donc
un Ravel ravagé, plutôt malheureux, cerné
de nuits plombées par l’insomnie et de journées
d’ennui. Le monde si bruyant autour de soi paraît
un spectacle étrange, un grand cirque auquel il
participe sans vraiment se soumettre, étranger
partout y compris chez lui, comme si sa vie toute
entière tenait à peine dans son corps frêle (« Un
mètre soixante et un, quarante-cinq kilogrammes et
soixante-seize centimètres de périmètre
thoracique, Ravel a le format d’un jockey donc de
William Faulkner (…) »). Pianiste
maladroit, il se promène sur les scènes d’un
monde qui de toutes façons n’y voit rien, acclame
celui qui vient pourvu qu’il soit célèbre.
L’avancée du temps accentue le décalage et Ravel
s’isole malgré lui dans un monde parallèle,
sujet à des troubles de la mémoire, incapable d’écrire
la moindre note ni même son propre nom. La médecine
vacille, hésite, expérimente, finit par le tuer.
« Pourquoi est-ce arrivé à moi, dit-il.
Pourquoi ? » lui fait souffler Echenoz
sur la fin, comme pour trouver une logique à son étonnante
trajectoire ; comme si tout cela au fond ne coulait
pas source, comme si, pour reprendre les propos
du Prince Avigdor Sforno (Immersion d’Alain
Fleischer), l’on ne mourrait pas de ce que
l’on a vécu.
L’essence
d’une vie en quelques pages, écriture sèche,
plaisir immense : Ravel est une
vraie biographie à la française.
Christophe
Malléjac
Date de
parution : 12
janvier 2006
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Echenoz - au piano
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