« Qu’est-ce
qu’il y a dans la rue qui t’intéresse tellement ? »
Cette question, une femme déjà âgée la pose à
son mari qui, l’œil rivé sur la fenêtre et
perdu dans les souvenirs de sa jeunesse, ne l’écoute
pas lorsqu’elle raconte ses histoires de chauffage
central à faire poser avant l’hiver. Les
personnages des trois nouvelles qui forment ce petit
recueil sont à l’image de l’attitude de ce
personnage du premier récit : noyés dans le
quotidien, ils sont pourtant ailleurs, ressassant un
passé qu’ils n’ont pas réussi à oublier.
Le
souvenir semble en effet être le fil directeur qui
fait l’unité de ce nouveau livre d’Annie
Saumont. Comme toujours chez cette nouvelliste de
talent, quelques pages suffisent à construire une
ambiance et permettent aux lecteurs d’entrer dans
les pensées d’un personnage. Dans ces trois récits,
les personnages sont en prise avec leur passé. Ce
passé est parfois heureux, comme dans la première
nouvelle qui a donné son titre à l’ouvrage :
le soliloque étourdissant de la femme enfoncée
dans le quotidien ne réussit pas à étouffer les
souvenirs poétiques du passé émerveillé de son
mari. Mais le passé peut aussi être un poids dont
on peut difficilement se débarrasser : c’est
le cas pour la jeune fille de la deuxième nouvelle
(« Ce serait un dimanche ») qui tente de
s’évader avec son amie dans les rêves d’amour,
mais qui, au final, ne peut oublier le terrible
drame familial dont elle a été la victime.
L’écriture
d’Annie Saumont n’a rien de classique. Les
longues descriptions peuplées d’adjectifs évocateurs
et ciselées dans un français léché, ce n’est
pas pour elle. Elle préfère casser la grammaire
dans tous les sens en écrivant des phrases qui font
affront à la syntaxe. Mais Annie Saumont ne malmène
la langue qu’en apparence. Car cette déstructuration
du langage lui permet en fait d’enregistrer avec
une grande justesse les émotions du quotidien, les
attitudes, les caractères. Nous ne voyons pas les
personnages de l’extérieur, avec le recul d’un
narrateur étranger à l’action : au
contraire, les monologues nous permettent d’entrer
directement dans l’esprit des gens – dans leur
confusion, dans leurs obsessions, dans leur mémoire.
A chaque fois, Annie Saumont parvient à saisir ce
presque rien qui fait le tout d’une personne.
Malgré
l’apparent désordre syntaxique de l’écriture,
tout est étonnamment construit chez Annie Saumont.
C’est au fil des pages que nous comprenons qui est
la belle jeune fille que le vieux monsieur de la
première nouvelle a tant aimée, ou encore quel événement
horrible a envoyé en prison le narrateur du troisième
récit (« Méandres »). Dans chacune de
ces nouvelles, le présent, au lieu d’effacer le
passé, l’empêche de s’effacer et le rend
toujours plus présent. On n’oublie pas son passé.
Il est le fardeau qui rend pénible le présent,
mais aussi, parfois, la légèreté qui permet de
continuer de vivre.
Céline
Lavignette-Ammoun
Date
de parution : Juin 2006
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