Après le massacre d’une partie de la population
d’un village afghan par l’armée russe, un
grand-père se met en route avec son petit-fils
qui a aussi survécu mais est devenu sourd (alors
que l’enfant pense que ce sont les autres qui
sont devenus muets, les russes ayant « volé
leurs voix »), ceci afin d’annoncer à
son propre fils la mort de sa famille. Dans ce
voyage très lent, sur une route qui se perd à
l’horizon sur des paysages désolés, le vieil
homme, qui attend le passage du camion qui le
conduira près de son fils, ressasse des questions
sans réponses. Il implore surtout le ciel de
l’aider, sachant qu’il va « poignarder
avec la lame du chagrin son fils Mourad en lui
apprenant la mort de sa mère, de sa femme, de son
frère et l'infirmité de son fils ».
Or, ce fils travaille dans une mine de charbon,
apprenant à devenir un prolétaire modèle sur
lequel pourra s'appuyer le régime communiste pour
fonder l'Afghanistan nouveau…
Dans ce livre rédigé par Atiq
Rahimi, jeune afghan exilé en France, tout
est dit. Dans un langage épuré et minimaliste.
Qui parle de l’Afghanistan et de la guerre, et
aussi de la solitude où se murent ses habitants.
Qui sait évoquer les regards qui passent sur les
ondulations des vallées arides et des routes –
et l’attente, implacable, où l’on voit les
silhouettes se confondre avec les montagnes, et
les rivières prendre feu ; attente où
l’on prend conscience qu’on n’a plus le
courage de s’excuser, ou même de laisser les
larmes couler. Parce que « le chagrin
endurcit les hommes », que les questions
sans réponses prennent possession des esprits,
que « les yeux brûlent d’insomnie »,
et que le sommeil lui-même n’apporte plus la
paix. Alors qu’on aimerait pouvoir « dormir
comme un enfant, un nouveau-né » – et
surtout, « reprendre la vie au
commencement… ».
Durant ce long voyage dont le
temps s’étire, le vieil homme, qui a « vu
de visu sa propre mort », mastique
longuement son tabac en laissant voguer son
esprit, obsédé qu’il est à l’idée de
pouvoir trouver les mots justes pour annoncer
l’impensable… Pensif, il se dit que « les
morts sont peut-être plus heureux que les vivants »…
Mais les choses ne sont pas (plus) aussi simples
que le naswar qu’on mastique… Et dans
ce pays ravagé où les ombres s’étendent et où
les soit-disant vérités se contredisent…
(manipulations des uns, peur des autres…), l’écriture
intime et pudique de ce petit livre dit
l’essentiel. Et rappelle, avec pertinence, que
la violence peut appeler la violence : «Tu
sais, la douleur, soit elle arrive à fondre et à
s'écouler par les yeux, soit elle devient
tranchante et jaillit de la bouche, soit elle se
transforme en bombe à l'intérieur, une bombe qui
explose un beau jour et qui te fait exploser.»
Atiq Rahimi est un jeune écrivain-cinéaste
(il a prévu d’adapter lui-même son livre à
l’écran en 2004), qui sait redonner vie à une
pensée afghane, à travers les subtilités du dari,
la langue persane (ici traduite), langue épurée
qui sait si bien exprimer la violence et les émotions
de ce pays et de ses habitants meurtris et
pourtant si pudiques. Ceci pour lutter contre
l’indifférence, à sa manière, parce que
« parler, ça ne suffit pas, mon frère,
si on ne t’entend pas, ça ne sert à rien,
c’est comme des larmes… » - « et
puis les hommes n’ont plus de voix, la pierre ne
fait plus de bruit… le monde est silencieux ».
Et lire aussi ce petit livre peut être une manière
de se rappeler juste, parfois, que l’indifférence
est une des pires choses dans ce monde.
Cathie