Quoiqu’en
témoigne le « nulle part » du
titre, il est bien ici question de l’idée du lieu
avec pour le caractériser l’importance des
racines fondatrices – ou parfois d’absences de
-, son lot de rejets et de retrouvailles, donc de départs
et de retours. Le lieu en question, c’est Corby,
une petite ville industrielle d’Angleterre au
milieu des années 70, ville minière, triste et
grise, où les hauts fourneaux viennent rompre la
monotonie plate du paysage. Une manne pour
l’embauche, ce qui attire les ouvriers des pays
voisins, comme Francis et sa famille venus d’Ecosse,
mais aussi des émigrants plus lointains, comme Jan
et les siens , « des personnes déplacées
de Lettonie »,selon la propre formule d’Alma,
la mère de Jan ignorant à jamais d’où elle
vient – reposant du même coup l’éternelle
question de l’origine et du lieu.
Le
prodigieux second roman du poète écossais John
Burnside s’articule autour de Francis et Jan,
deux adolescents déracinés que leur étrangeté au
monde et leur soif d’absolu rapprochent dans une
amitié nourrie d’utopies et d’illusions, mais
aussi aux différentes prises d’acide et de LSD
sous fond de musique rock. Francis débarqué d’Ecosse
pour rejoindre son père Tommy et sa mère Lizzie
est perçu comme un garçon indifférent, nullement
méprisant ; juste une envie de ne pas être là
parmi les autres garçons de l’école. Jan, fils
de Marc et Alma, frère d’Alina, trait d’union
entre les deux amis, est plus renfermé que Francis,
vivant dans un monde imaginaire , « une
alternative élaborée à tout ce dont il ne voulait
pas ». Entre l’écossais bagarreur et
intransigeant et le doux letton coupé
volontairement de l’espèce humaine naît une
amitié indéfectible. Jusqu’au jour où un drame
survient et précipite Francis d’abord sur les
routes d’Angleterre où il intègre une curieuse
communauté sectaire, puis en Californie où il
exerce un tas de métiers.
A
travers ce magnifique et tragique récit, John
Burnside évoque les questions essentielles de
la mort, du deuil et de retour à la vie. Comment
vit-on après la mort d’un être aimé ?
Comment continuer avec ces souvenirs, comment se
reconstruire ? Autant de questions auxquelles
Francis révolté et solitaire, refusant toute
attache durable, tente de trouver réponse, y
compris dans une série de longues missives
posthumes qu’il adresse symboliquement à Jan,
mais qui sont d’abord sa propre thérapie comme
catharsis possible.
Avant
d’être un roman de l’errance et de la
recherche, Une vie nulle part est aussi dans
ses deux premiers tiers le portrait de personnes
entourant les deux adolescents, surtout des membres
de leur famille, toutes perdues et déracinées, écrasées
par cette morne bourgade elle-même enfouie sous les
cendres engendrées par l’activité incessante des
aciéries locales et ravagée par la violence
ordinaire, aboutissement inexorable de la
frustration et de la misère humaine.
Ce
roman est un livre grandiose non seulement par son
propos, la force et la splendeur qui le nimbent de
bout en bout, mais aussi et surtout, par la forme
employée. Tour à tour, John Burnside épouse
les points de vue de ses différents protagonistes
et décortique avec minutie et tendresse leurs états
d’âmes et leurs difficultés à vivre. La langue
de l’auteur est précise, riche d’adjectifs et
composée de longues phrases jamais pesantes, ni
laborieuses. On est emportés par cette écriture
aux confins de l’hallucination.
Pour
Francis, cette quête de la vérité et de son
harmonie intérieure passera par le retour à la
case départ, mais peut-on échapper à cela et au
contraire l’acceptation et la paix recouvrée ne
sont-elles pas le tremplin nécessaire à une vie,
enfin quelque part ? Après tant de turbulences
et de souffrances, la porte peut s’ouvrir pour que
Francis trouve un peu d’apaisement que John
Burnside communique par son talent à son
lecteur comblé.
Patrick
Braganti
Date
de parution : 26 Août 2005
>
Réagir
sur le forum Livres
|